Le musée des Arts décoratifs (107, rue de Rivoli – Paris 1er) organise, du 25 juin 2025 au 11 janvier 2026, l’exposition « Paul Poiret, la mode est une fête ». Couturier, parfumeur, peintre, dessinateur, homme d’affaires, Poiret fut le premier roi de la mode du xxe siècle. Le musée nous présente 550 œuvres : vêtements, accessoires, tableaux, dessins, photographies, archives filmiques, ouvrages, revues, objets d’art.
Paul Poiret (1879-1944), homme de la démesure, voyait les choses en grand. D’abord, sa carrure de colosse impressionnait ; il avait l’ambition d’être le roi de la couture, ce que les Américains lui accordèrent volontiers en le nommant le « King of Fashion ». Il fut un couturier visionnaire, un homme d’affaires à succès, le premier couturier à créer des parfums et, dans la vague de l’art déco, il devint aussi décorateur, organisateur de fêtes extravagantes. Son principe était d’aller toujours de l’avant en voyageant pour s’inspirer des pays orientaux ou d’Europe, découvrir des tissus et faire connaître sa maison de couture dans le monde entier et soigner sa légende. Puis ce fut la chute.
Les débuts dans la mode
Dès l’enfance, le petit Paul montra une sensibilité pour l’art et le théâtre, et les chiffons ne le laissaient pas indifférent. Seul garçon de la fratrie, il fut un petit roi pour sa mère et ses sœurs aînées qui lui offrirent, alors adolescent, un mannequin en bois sur lequel il fabriquait des « robes de féerie ». Le père n’était peut-être pas pour rien dans l’attirance de son fils pour la mode, lui qui exerçait la profession de marchand drapier.
Comme il avait un goût prononcé pour le dessin, le jeune Poiret vendait des illustrations de mode à Louise Chéruit, propriétaire d’une grande maison de couture, place Vendôme. Celle-ci, le trouvant doué, l’encouragea à embrasser ce métier artistique, tandis que Jacques Doucet, collectionneur d’art, mécène et propriétaire d’une maison de couture célèbre, sise rue de la Paix, l’engagea pour établir des croquis de manteaux et de costumes féminins. Ainsi ce fut sa véritable première expérience dans la haute couture, et il resta de 1898 à 1900 chez Doucet, son initiateur.
Maison Worth
En 1901, Gaston Worth – le fils de Charles Frederick Worth (1825-1895), le fondateur de la maison Worth (1858-1956) qui symbolise le luxe et le chic parisien – demanda au jeune Poiret de créer une nouvelle collection et l’engagea comme modéliste, celui qui rend réels les croquis. Le problème était que la maison restait fidèle aux traditions plutôt passéistes, alors que Poiret avait des conceptions novatrices qui germaient dans son esprit d’artiste.
Tandis que Worth élaborait des robes ajustées, Poiret proposait pour la nouvelle collection des vêtements alliant la simplicité, l’évasement aux lignes fluides. Il proposa le manteau « révérend » qu’il décrit ainsi dans ses mémoires En habillant l’époque (1930) : « C’était un grand kimono carré en tissu noir, bordé de satin noir coupé sur le biais ; les manches étaient larges jusqu’au fond et étaient finies avec des poignets brodés comme les manches des manteaux chinois. » L’incompréhension fit qu’il préféra quitter la vénérable maison en 1903. On ne le retint pas. Qu’il aille faire ses chinoiseries ailleurs !
Paul Iribe
Le désarroi ne dura pas longtemps, sa mère, devenue veuve, lui confia cinquante mille francs pour que son fils puisse s’installer en septembre 1903 au 5 rue Auber, dans le quartier de l’Opéra. Enfin, Poiret allait pouvoir mettre en œuvre sa conception de la mode toute personnelle. S’étant marié avec Denise Boulet en 1905, qui devint sa muse, un peu à l’étroit, il s’installa l’année suivante au 37 rue Pasquier, à deux encablures de la place de la Madeleine. Poiret en profita pour faire tomber le corset des dames en le remplaçant par un soutien-gorge et élabora des robes adaptées aux femmes sveltes, ce qui n’était pas encore dans l’air du temps.
En 1908, à des fins de publicité, Poiret demanda à Paul Iribe (1883-1935), un caricaturiste de presse et fondateur du journal satirique Le Témoin, de dessiner un album de mode, intitulé par le couturier lui-même Les Robes de Paul Poiret racontées par Paul Iribe, imprimé à 250 exemplaires, la publication, témoigna le couturier, était « destinée à l’élite de la bonne société, c’est-à-dire un volume de ses dessins de mes vêtements, imprimés sur de beaux papiers Arches ou du papier Holland, qui serait envoyé en hommage à toutes les grandes dames du monde. »
Georges Lepape
Trois ans plus tard, un autre album publicitaire de planches au pochoir fut mis en chantier en recourant cette fois au talent d’un autre dessinateur : Les Choses de Paul Poiret vues par Georges Lepape, tiré à mille exemplaires, des illustrations dans le style estampes japonaises. Dans les années dix, Georges Lepape (1887-1971), qui était également peintre, publiait dans La Gazette du Bon Ton, une revue luxueuse et onéreuse destinée à une élite économique. Ainsi sur une cimaise nous apprécions « Au clair de la lune, manteau de Paul Poiret », une héliogravure coloriée au pochoir, parue en 1913 dans La Gazette, revue que Poiret soutenait avec le consortium de couturiers prestigieux : Worms, Louise Chéruit, Jacques Doucet, Jeanne Paquin…
Comme les affaires prospéraient formidablement, la clientèle étant issue de la grande bourgeoisie ou des mondes théâtral et artistique, le couturier créa de nouveaux salons, en octobre 1909, rue d’Antin (Opéra) et élit domicile dans le même temps au 107 rue du Faubourg-Saint-Honoré dans un hôtel particulier flanqué d’un jardin extraordinaire dans lequel il organisait des défilés de mode.
Mille et Deuxième Nuit
C’est dans le jardin de son hôtel particulier que le couturier organisa de grandes fêtes dont une magistrale resta dans les mémoires des contemporains. Le 24 juin 1911, Poiret l’intitula « Mille et Deuxième Nuit », sous l’influence d’un spectacle des Ballets russes de Serge de Diaghilev Schéhérazade, sorti à Paris le 4 juin 1910, chorégraphié par Michel Fokine sur une musique de Rimski-Korsakov. Ce spectacle total l’avait émerveillé, reconnaissant en lui un accord parfait entre la musique, la chorégraphie, le décor et les costumes.
Invitant trois cents personnes triées sur le volet, Poiret incarnait le sultan entouré de son harem et de sa favorite Denise, son épouse… Bien sûr, il réalisa lui-même les costumes de ses proches de cette soirée de folie, s’inspirant du travail de Léon Baskst, le décorateur et costumier du ballet Schéhérazade. Avant celui-ci, Poiret fut l’un des couturiers les plus marqués par l’orientalisme et élabora dès 1907 jusque dans les années vingt des vêtements aux couleurs chatoyantes et aux coupes inspirées des cultures orientales. Ainsi un manteau se nomme Ispahan (1907), un autre Mandchou (1921), une tunique Cairo, une robe Marrakech (1924).
De Berlin à Moscou
Un an plus tard, le 26 juin 1912, une seconde grande fête, les « Festes de Bacchus » – à la thématique antique romaine revisitée par le xviie siècle –, fut organisée dans le parc du pavillon du Butard à La Celle-Saint-Cloud, que Poiret louait pour y passer ses étés. Ce fut encore une magnificence où le Tout-Paris fut réuni pour honorer le dieu Bacchus à travers les libations constituées de neuf cents bouteilles de champagne ! Dans ses mémoires, Poiret se souvient : « J’avais supposé que tous les dieux, les déesses, les nymphes, les naïades, les dryades et les satyres du parc de Versailles s’étaient secrètement donné rendez-vous dans le bois voisin, au pavillon du Butard. »
L’hiver précédent (1911-1912), le couturier avait emmené Denise et neuf mannequins pour un tour d’Europe centrale et de l’Est afin de présenter les collections de la maison dans dix capitales ou grandes villes, circuit qui allait de Berlin à Moscou, en passant par Varsovie, Bucarest, Budapest et Vienne. Le but était commercial, mais pas seulement. Le couturier éprouvait le besoin de dialoguer avec les hommes des pays traversés, de visiter leurs musées et de ramener dans ses valises des étoffes et des broderies inconnues. En 1913, ce fut le grand voyage aux États-Unis qui sera couronné de succès. La presse suivit le périple américain du roi de la mode.
Les Parfums de Rosine
D’une manière générale, Poiret aimait les voyages, en 1910, il avait effectué une croisière touristique en Méditerranée qui lui avait fait découvrir de nombreux pays : l’Italie, la Tunisie, l’Algérie, le Maroc et l’Espagne. Ces voyages avaient pour rôle de renouveler ses idées, de s’inspirer des cultures et des vêtements spécifiques que portaient les populations locales : turbans, sarouels (« pantalon » en arabe, unisexe, large et coloré), khalats (manteau porté par les Turcs, les Persans et les Mongols) aux couleurs étincelantes et broderies colorées et ornées. Rentré à Paris, il ne se contenta pas de reproduire ce qu’il avait vu dans les pays exotiques. Son principe était de procéder à une hybridation des vêtements locaux avec des éléments d’autres cultures.
Jusqu’alors, il avait fait preuve d’intuition qui s’était révélée gagnante. En 1911, pour la première fois un couturier devenait aussi parfumeur en lançant sa gamme Les Parfums de Rosine (prénom de sa première fille). Les visiteurs de l’exposition peuvent humer quelques parfums créés par des « nez » du couturier (Maurice Schaller et Henri Alméras) : La coupe d’or (1910), Le fruit défendu (1914-1918), dont le flacon avait été dessiné par le peintre Raoul Dufy, Coup de foudre (1925).
École Martine
La même année, il s’était lancé dans les arts décoratifs afin de créer « une mode nouvelle dans la décoration de l’ameublement ». À cette fin, il fonda dans son hôtel particulier l’école Martine (du nom de sa deuxième fille), dont les élèves de milieu ouvrier, dégagées des obligations scolaires et sans formation artistique, y entraient à douze ans. Le principe était de leur laisser la liberté de dessiner d’après nature. Ainsi leurs dessins floraux, très colorés, devenaient des papiers peints ou des tissus imprimés vendus dans la boutique Martine. Le peintre et illustrateur Guy-Pierre Fauconnet fut nommé directeur artistique de l’école Martine, tout en réalisant des meubles, des décors, des flacons de parfum, des affiches et des dessins de mode.
La chute de l’empire Paul Poiret se produisit en 1925, après l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes. En effet, notre homme d’affaires possédant une confiance en lui indestructible amarra trois péniches, à ses frais, sur la rive gauche de la Seine : Amour, pour les créations de l’Atelier Martine ; Délices, pour les Parfums de Rosine et l’aménagement d’un restaurant ; Orgues, pour les « élégances » de la maison de couture. L’installation des ponts, quant à elle, fut confiée au décorateur de théâtre Eugène Ronsin.
Chute de la maison Poiret
Hélas, le public visé de la grande bourgeoisie ne se déplaça pas. Notre couturier avait vu trop grand, comme à son habitude, mais cette fois ce fut un échec. Il est vrai que la Première Guerre mondiale avait mis au ralenti sa maison, de plus, dans l’après-guerre, de nouveaux noms étaient apparus sur l’échiquier de la haute couture comme Coco Chanel et Jean Patou qui l’avaient démodé par l’aspect ultra simple et pratique de leurs vêtements, et la crise économique de 1929 sonna le glas de la maison Poiret et de ses filiales « Martine » et « Rosine ».
Les quinze dernières années, Poiret connut la pauvreté, situation qu’il n’aurait jamais imaginée, lui qui avait un train de vie de Moghol. Alors il dut faire bon gré mal gré. Au nom de ce qu’il avait apporté à la France de notoriété et de devises, l’État lui alloua une pension pour subvenir à ses besoins les plus simples. Alors, il se mit à la peinture pour s’occuper ; il écrivit ses mémoires et un livre de recettes de cuisine. Enfin, en 1944, ruiné et abandonné de tous, le plus célèbre couturier de la Belle-Époque quitta l’existence qui lui avait tout donné et tout repris.
Didier Saillier
(Novembre 2025)
Illustration : Les Choses de Paul Poiret vues par Georges Lepape, 1911.




2 Comments
Jacques Lefebvre
C’est une figure intéressante que le blog révèle. La réussite, c’est sans doute la réalisation de ses rêves, jusqu’au moment où ceux-ci quittent la réalité. Que serions-nous sans nos rêves et sans ceux des autres ?
Didier Sailllier
Je vous remercie, Jacques, pour ce commentaire intéressant.
J’aime aussi le rêve mais pas le rêve pour le rêve ; je tiens à ce qu’il revienne dans la réalité : vivre son rêve mais pas rêver sa vie, car il est si facile de se cantonner dans le rêve sans passer à l’action.