Les personnages de Jacques Bral sont des anti-héros qui viennent tout droit de 1968 et des années suivantes. Période qui les a formés, leur a donné leur identité et leurs valeurs. Avoir vingt ans en 1968 – comme le cinéaste, né en 1948 – a pu être un bonheur et, par la suite, un malheur.
Les temps changent
Dans ces années-là tout était possible, l’avenir était largement ouvert sur des perspectives riantes et utopiques. Puis au mitan des années soixante-dix, le reflux survint. Alors qu’on pensait que la révolution de 68 n’était qu’une répétition en attendant le Grand Soir prochain, les mentalités changèrent avec l’apparition de la crise économique et du chômage de masse qui commençait à s’installer. Le ciel s’assombrit, alors qu’auparavant le soleil brillait dans les esprits. La jeunesse soixante-huitarde pouvait se permettre d’avoir d’autres préoccupations que de penser à la carrière. Combien d’entre eux travaillaient à l’occasion pour vivre des aventures humaines en refusant de s’intégrer dans la société par trop matérialiste. Une contre-société se formait. Quelques années plus tard, renoncer à un travail devenait suicidaire.
Trois marginaux
En 1979, Jacques Bral tourne Extérieur, nuit – sur un scénario longuement peaufiné avec des dialogues à la fois littéraires et désinvoltes – qui évoque cette génération peinant à accepter une normalisation de la société porteuse de valeurs aux antipodes à leurs idéaux. Ils ont une trentaine d’années et doivent s’insérer, renoncer au mode de vie de leur jeunesse s’ils veulent survivre. On est à un moment charnière où une autre époque empreinte de réussite sociale commence à se dessiner : les années quatre-vingt. Extérieur, nuit devient un étendard pour ceux qui l’avaient vu. Cette œuvre est restée dans les mémoires des cinéphiles pour avoir été un film représentatif de la société française et dans lequel les trentenaires – comme ceux plus jeunes s’étant identifiés à leurs aînés – se reconnaissaient dans les personnages de Bony (André Dussolier), Léo (Gérard Lanvin) et Cora (Christine Boisson) des marginaux incapables de s’intégrer dans la modernité.
Quand débute le film, Léo, musicien de jazz, quitte son ancienne vie : son emploi rémunérateur de compositeur dans une agence de publicité et sa compagne, une publicitaire, chez qui il vit. Sans domicile, il se réfugie chez son ami, rencontré sur les barricades de Mai, Bony, un type qui tente vainement d’écrire un roman et qui, sporadiquement, cherche des petits boulots. Ces deux là se cherchent mais ne parviennent pas à se trouver. Ils sont en quête de la poésie de la vie en refusant le travail fait de compromis et d’ennuis. Derrière la vitrine d’un café, au petit matin, on distingue sur une série d’affiches les mots « chômage » et « ennui ».
Rester ou se barrer
Une scène forte, presque indépendante de l’ensemble, nous montre une rencontre dans un square entre Bony assis sur un banc et un promeneur (Jean-Pierre Sentier) qui par une formule donne le ton du film : « La vie est formidable, dommage qu’on ne soit pas à la hauteur. » Ce qui pourrait signifier : la vie est trop grande pour se laisser étreindre. Le promeneur explique qu’on a détruit les vieux immeubles pour construire à leur place « des bureaux pour y mettre des cadres. » Extérieur, nuit est un film politique en mode mineur, qui ne revendique rien, constate seulement les faits, l’évolution de la société, aucune solution n’est apportée.
En rencontrant Cora, une marginale, chauffeur de taxi qui agresse ses clients pour les dépouiller de leur portefeuille, Léo en tombe fou amoureux et est prêt à tout pour la suivre. Dilemme cornélien : comment faire durer ce sentiment sans pour autant le dégrader en vivant au quotidien avec l’être aimé ? L’intensité se vivant sur une courte durée, il faut ne pas s’attarder, ne pas s’embourgeoiser sentimentalement. Cora qui a peur de l’attachement – jugé comme la fin de la fulgurance de l’amour – rêve de l’ailleurs en contemplant une carte de l’Argentine fixée au mur de sa chambre.
L’ailleurs dans ces années-là, ce n’est plus rompre avec son milieu social, sa famille, partir s’installer dans une communauté rurale ou emprunter les chemins de Katmandou, c’est rêver sur une carte d’un pays que l’on ne connaît pas, mais qui vous attire peut-être pour sa musique, le tango. Léo, plus réaliste devant son besoin d’évasion : « Ailleurs, c’est pareille qu’ici, c’est pas une solution de se barrer. »
Paris, la nuit
La plupart des scènes se déroulent la nuit magnifiquement rendue par le chef opérateur Pierre-William Gleen, grâce au choix économique et esthétique du 16 mn dit « gonflé » qui donne une image granuleuse et contrastée. La nuit, parée de ses lumières électriques, rend la vie magique, irréelle, elle est comme un maquillage qui dissimule la réalité sordide du jour. Bony et Léo dérivent dans la nuit pour trouver une raison d’exister, tandis que Cora dans son taxi parcourt Paris, sur une musique de tango argentin, pour gagner sa vie, mais aussi pour rêver, frappée par les lumières des phares. La musique de Karl-Heinz Schafer prend une importante part dans l’ambiance de ce film. Ses airs de jazz et tangos argentins au bandonéon donnent à la nuit une vision poétique.
Tarpon, comme le poisson
Dans son film suivant de 1984, Polar, Bral adapte un roman policier (Morgue pleine) de Jean-Patrick Manchette, auteur gauchiste, proche de la mouvance situationniste. Eugène Tarpon (Jean-François Balmer) est un détective désœuvré. On lui confie tellement peu d’enquêtes qu’il pense retourner dans son village natal chez sa mère. Pour se donner l’illusion des affaires, il jette dans la corbeille des papiers « pour faire actif ». Au cours d’une enquête pour retrouver une fille disparue, il est poursuivi par des gangsters et mêlé à des affaires incompréhensibles : « Bien sûr c’était une histoire de dingues. Qu’est ce qui n’est pas dingue de nos jours ? » L’histoire en elle-même est anecdotique, l’intérêt réside davantage dans l’ambiance cafardeuse qui se dégage des images, de la personnalité désabusée du détective qui, lui aussi, comme les héros d’Extérieur, nuit contemple à sa fenêtre « le vague spectacle du monde ». Balmer est parfait avec sa voix lasse et sa pratique de l’auto-ironie. L’autre personnage attachant est le journaliste joué par l’écrivain Roland Dubillard qui roule dans une vieille Simca Aronde. Tout est « périmé » avoue-t-il, sa voiture, sa carte de presse, même sa propre personne.
Comment se libérer ?
Ces deux films sont le point culminant de son œuvre. Probablement qu’au moment de leur fabrication, Jacques Bral était en phase avec son époque pour critiquer le changement à l’œuvre dans la société. Cette époque de transition lui tenait si à cœur qu’il était en symbiose avec son projet. Dans son dernier film, Le noir (te) vous va si bien (2012), il a voulu comprendre l’époque actuelle, préoccupée par les clivages culturels et religieux. C’est l’histoire d’une tentative d’émancipation d’une jeune fille d’origine maghrébine que son père oblige à porter le voile. Trop « moderne », flirtant avec des garçons, elle sera tuée par son frère ayant lui choisi la voie de la tradition. Peut-être parce qu’il s’agit d’une nouvelle génération qu’il ne connaît pas, Jacques Bral semble n’avoir pas réussi à appréhender son sujet. Pourtant, les mêmes questions parcourent tous ces films : comment se libérer ? Comment ne pas se faire happer par les forces extérieures qui cherchent à vous rendre captif ? Dans Extérieur, nuit et Polar la question de la liberté était mise en relation avec la société plus puissante que les individus, tandis que dans Le noir (te) vous va si bien , la recherche de la liberté s’effectue au sein du microcosme familial.
Il me revient une remarque d’un ami à propos d’Extérieur, nuit : « Il a fait un grand film sans le vouloir ». « Sans le vouloir » est certainement la marque de l’artiste qui est dépassé par l’œuvre qu’il élabore. Pensée qui évoque la formule de Picasso : « La peinture fait de moi ce qu’elle veut. »
Didier Saillier
(Janvier 2013)