Au musée de l’Orangerie, à Paris, l’exposition « Franz Marc / August Macke. L’aventure du Cavalier bleu », du 6 mars au 17 juin 2019, nous invite à découvrir une avant-garde européenne, à la durée d’existence brève (1911-1914) ainsi qu’une centaine de tableaux de deux peintres allemands de ce mouvement.
Le Cavalier bleu n’a jamais eu de doctrine établie, de principes définis, ce ne fut pas une école, tout au plus un réseau international, une réunion des tendances artistiques qui se firent jour dans la première décennie du xxe siècle. À cette époque, une effervescence d’avant-gardes émergea comme le futurisme, le cubisme, l’expressionnisme, l’orphisme ou le fauvisme, qui en 1910, était déjà en bout de course ; c’est dans ce chaudron que se réunirent, autour du Cavalier bleu, des artistes de différentes obédiences qui étaient en recherche de formes, de couleurs, d’idées, d’un renouveau de l’art.
Du spirituel dans l’art
Le mouvement du Cavalier bleu est né d’une scission avec la Nouvelle Association des artistes munichois (NKVM), fondée en 1909. Quoique se voulant internationalistes et éclectiques, beaucoup de des membres de celle-ci étaient encore sous l’emprise d’arts naguère « nouveaux », postimpressionnistes. Il fallait passer à autre chose. Bien que président et fondateur du mouvement, Vassily Kandinsky (1866-1944) – un Russe né à Moscou, ayant commencé la peinture tardivement, à l’âge de trente ans, à l’académie des Beaux-Arts de Munich – se vit refuser une œuvre, le Jugement dernier, pour une exposition organisée par le NKVM. Alors, Kandinsky et Franz Marc (1880-1916) le quittèrent et fondèrent leur propre groupe en 1911, le Cavalier bleu qui avait pour ambition de franchir la distance qui le séparait de l’art à venir. Kandinsky, une vingtaine d’années après, racontera l’origine de ce nom : « Nous avons trouvé le nom Der Blaue Reiter [le Cavalier bleu] en prenant le café […] nous aimions tous les deux le bleu, Marc les chevaux, moi les cavaliers. » Le bleu, c’est la sphère céleste ; le cavalier, c’est la légende de saint Georges terrassant le dragon, en l’occurrence l’arrière-garde artistique. La même année, paraît l’ouvrage théorique de Kandinsky Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, ouvrage qui prône la spiritualité dans la création artistique. La musique doit être le modèle de la peinture, puisqu’elle n’emprunte pas ses formes à la nature, mais permet d’accéder au langage des formes et des couleurs, car la peinture se dirige vers son avenir : la destruction des images, autrement dit l’abstraction.
C’est avec la préparation de l’Almanach, à la fin de 1911 – qui connut deux numéros – qu’un collectif se fédéra autour de Kandinsky et de Franz Marc qui avaient la même conception : l’art véritable permet d’accéder à la profondeur spirituelle. Autour d’eux, s’assemblèrent différents artistes. Cet almanach fut réalisé essentiellement par Kandinsky, Franz Marc et August Macke (1887-1914), les deux peintres mis à l’honneur au musée de l’Orangerie.
L’idée était de relier les divers arts : l’art des artistes modernes, l’art primitif, l’art populaire, l’art des « fous » et l’art des enfants, mêlés aux objets décoratifs, à la littérature et à la musique. Franz Marc sentait que l’époque était dans un bouillonnement de recherche artistique : « L’art prend aujourd’hui des directions que nos pères étaient loin de rêver ; devant les œuvres nouvelles, on est comme plongé dans un rêve où l’on entend les cavaliers de l’Apocalypse fendre les airs ; on sent une tension artistique gagner toute l’Europe. De toutes parts, de nouveaux artistes s’adressent des signes : un regard, une poignée de main suffisent pour se comprendre ! » Franz Marc ajoutait encore : « Le renouveau ne doit pas être formel, mais plutôt une renaissance de notre façon de penser », car il ne s’agissait plus de reproduire la réalité visible, mais de rendre compte des pensées qui deviennent formes et couleurs. August Macke confirme cette façon d’appréhender l’art en ce début du xxe siècle : la forme est « l’expression de forces intérieures ». L’almanach est suivi par deux expositions, en 1912 et 1913, où les artistes européens contemporains les plus en vus sont invités : Pablo Picasso, Paul Klee, Henri Rousseau, Pierre Delaunay, Georges Braque, Maurice Vlaeminck, Kasimir Malevitch.
Marc et Macke
Les deux peintres allemands qui sont mis en relief dans l’exposition du musée de l’Orangerie le sont parce qu’ils ont joué un rôle important dans le Cavalier bleu, mais aussi parce qu’ils ont eu un destin similaire en mourant au front, lors des combats de la Première Guerre mondiale. C’est donc une manière de rendre hommage, un peu tardivement au regard du calendrier des commémorations, à des peintres méconnus qui étaient en pleine frénésie avant l’apocalypse. En effet, August Macke mourut le 26 septembre 1914 lors de la bataille de la Somme et Franz Marc le 4 mars 1916 à Verdun. Possédant une palette proche dans les couleurs primaires vives expressionnistes, ils appréciaient mutuellement leur travail et s’influencèrent en retour.
C’est en janvier 1910 qu’ils se rencontrèrent à Munich et qu’une solide amitié se forma entre eux. Avant de se rencontrer, admirateurs de la peinture française, ils s’étaient rendus les années précédentes à Paris pour admirer les œuvres de Gauguin, de Van Gogh, de Cézanne. Puis, devenus amis, ils se rendirent ensemble à Paris, en 1912, pour visiter Pierre Delaunay dans son atelier. Celui-ci, à cette époque, peignait sa série des « fenêtres », des représentations de la lumière et du dynamisme des couleurs. Cette recherche de la lumière sera nommée par Apollinaire le « cubisme orphique », car, dans le mythe d’Orphée, la lumière est à l’origine du monde.
Franz Marc, l’aîné des deux peintres, dans ses jeunes années souhaitait devenir pasteur et philosophe avant d’être attiré par la peinture et de se former brièvement à l’académie des Beaux-Arts de Munich. Son principal sujet pictural était l’animal et plus largement la nature, puisque Marc cherchait la pureté, ce qui explique pourquoi l’homme, impur pour un chrétien, est peu présent dans ses représentations. Ses animaux ne sont pas sans faire penser à ceux de Marc Chagall par leur facture naïve. Quelques années avant le Cavalier bleu, Marc peignait déjà des chevaux (Cavalier sur la plage [1907], Chevaux au soleil [1909]) ou d’autres animaux Lapin de garenne (1909) et pendant la période du Cavalier bleu : Chien couché dans la neige (1911), La peur du lièvre (1912), Trois animaux (chien, renard et chat) (1912). Avec la rencontre du futurisme et de l’orphisme de Delaunay, sa peinture cherchait à exprimer la vitesse et commençait à se diriger vers l’abstraction en mêlant les formes animales dans la végétation (Les Écuries [1913] et Les loups (guerre balkanique) [1913]). C’était désormais la couleur qui primait sur l’objet.
En ce qui concerne August Macke, il débuta la peinture à l’âge de dix-sept ans à l’académie des Beaux-Arts de Düsseldorf et la quitta deux ans plus tard se jugeant suffisamment armé pour se lancer dans la peinture. Autour de 1907, il fut fortement influencé par les impressionnistes, avant de l’être, deux ans plus tard, par Cézanne. Dans l’exposition, son Portrait avec pommes (1909) est mis en regard avec Vase paillé, sucrier et pommes (1890-1893) de Cézanne qui ne fait que confirmer cette attirance. En intégrant le Cavalier bleu, il s’investit fortement notamment dans l’almanach, puis s’éloigna, au bout d’un an, de Kandinsky et de sa conception intellectuelle de la spiritualité dans l’art. Comme Marc, il fut attiré par Delaunay et le futurisme, mais aussi par le cubisme, en témoigne son Couple dans la forêt (1912). Macke finit sa carrière en s’acheminant vers l’abstraction avec Paysage africain (1914) et Paysage avec vaches, voilier et figures (1914) comme le firent également Marc et surtout Kandinsky qui affirmait que la couleur était indépendante de la description visuelle d’un objet.
En quatre sections, plus un focus sur l’ « Almanach » du Blaue Reiter, l’exposition du musée de l’Orangerie nous présente deux peintres, nourris par les diverses avant-gardes européennes, réunissant les apports de leur temps pour ouvrir de nouvelles fenêtres à l’art.
Didier Sailllier
(Mars 2019)
Photo : Franz Marc, Le rêve [Der Traum] (détail), 1912. Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid.