A l’occasion du cinquantième anniversaire de la disparition de Jean Cocteau, le Musée des lettres et des manuscrits lui rend hommage, du 11 octobre 2013 au 23 février 2014 en présentant l’exposition « Jean Cocteau le magnifique » – petite mais dense – qui rassemble de nombreux documents : manuscrits littéraires et dessins, éditions originales, lettres autographes, affiches, photos, objets.
Jean Cocteau (1889-1963) est un créateur exceptionnel par la diversité de ses dons. Il a marqué de son empreinte la poésie, le roman, le théâtre, le cinéma (mise en scène, scénario, dialogues), le dessin. Certains critiques ou confrères le considéraient comme un jongleur, un touche-à-tout, un illusionniste, certes doué, mais sans profondeur. Ces critiques émanèrent, dès ses débuts, des surréalistes qui l’accusèrent d’être un imitateur et non un créateur original. En fait, ils lui reprochaient implicitement de conserver son indépendance, en refusant de se placer sous la coupe d’un mouvement et d’un chef. S’il avait fait montre d’allégeance auprès d’André Breton, sans aucun doute il aurait été accueilli au sein du groupe.
Notons que le néologisme « surréalisme » a été inventé par Apollinaire pour qualifier le ballet Parade (1917), écrit par Cocteau, composé par Erik Satie et décoré par Picasso. Toujours comparé à la « famille » surréaliste réputée authentique, il réplique : « On me jette sans cesse Aragon dans les jambes, mais Aragon, c’est une autre famille. Ma famille est celle des sans-famille. C’est la bohème pouilleuse des bohémiens, le luxe royal de la roulotte. »
Fraternel
Le nomadisme de Cocteau le fait refuser de se cantonner dans un milieu, dans un groupe, dans une « famille ». Néanmoins, il n’est pas un être solitaire, enfermé dans sa tour d’ivoire. Au contraire, il accueille dans son orbite tous les esprits de son époque quelle que soit l’orientation artistique. Ce n’est pas un hasard s’il est à l’origine de pièces de théâtre, de ballets, de films, œuvres collectives qui nécessitent l’apport de multiples habilités. Le contact intellectuel lui est indispensable pour expulser son monde intérieur.
En retour, grâce à ses conseils, à son regard bienveillant, ses amis livrent à ses côtés le meilleur d’eux-mêmes. Son côté fraternel le porte à soutenir des artistes chez qui il perçoit du talent. Ainsi il a révélé ou aidé Jean Genet, Violette Leduc, François Truffaut.
Mondain
Issu de la grande bourgeoisie – enfant, il vivait dans un hôtel particulier parisien –, Cocteau fréquente très tôt les salons littéraires, notamment celui de Marie Scheikévitch qui reçoit Marcel Proust, Reynaldo Hahn, Lucien Daudet, Jacques-Émile Blanche… Au début du xxe siècle, il est un mondain, comme son illustre ami Proust, et publie, dès 20 ans, des poèmes jugés par la suite trop dans l’esprit Belle-Époque.
Élève médiocre, Cocteau manque son bac deux fois et se lance dans l’écriture. Fasciné par les ballets russes de Serge de Diaghilev, il devient un artiste « moderne » en écrivant le livret de Parade pour « étonner » l’impresario russe. Dans les années d’après guerre, il passe de la mondanité des salons à la fréquentation, dans les cafés et cabarets, de l’« esprit nouveau » en les personnes de Max Jacob, Erik Satie, Picasso, Darius Milhaud, Raoul Dufy, Coco Chanel, Igor Stravinsky, artistes avec lesquels il collabora.
Pygmalion
En 1919, il fait une rencontre déterminante, celle de Raymond Radiguet, poète et romancier, qui meurt quatre ans plus tard, à l’âge de 20 ans. Cocteau encourage le jeune homme, et ce dernier écrit deux romans Le Diable au corps et Le Bal du comte d’Orgel.
Cocteau renouvellera cette complicité artistique et privée à plusieurs reprises au cours de son existence, notamment, à partir de 1937, avec le comédien Jean Marais à qui il offrira ses plus grands rôles au cinéma : L’Éternel retour, réalisé par Jean Delannoy, La Belle et la Bête, Orphée, Les Parents terribles, réalisés par Cocteau lui-même.
Poésie
Malgré la fréquentation de divers milieux, il conserve une unique ambition : imprégner de poésie l’ensemble de son travail qu’il n’hésite pas à classifier ainsi : poésie de roman, poésie critique, poésie de théâtre, poésie graphique, poésie cinématographique. Que signifie la poésie ? Difficilement définissable, on peut indiquer qu’elle advient à l’occasion du surgissement de l’inattendu, de l’affrontement de réalités contraires, d’une dérive de sens, de l’apparition d’un monde inconnu jailli du quotidien. On peut assimiler ce phénomène au « sous-texte » théâtral, exprimé par l’acteur ou par la mise en scène, qui laisse percevoir une autre dimension derrière le texte explicite.
Retrouver l’enfance
Si l’on en croit les commissaires de l’exposition, Pascal Fulacher et Dominique Marny, la petite-nièce du poète, Cocteau avait l’« aptitude à s’évader du monde réel afin d’en fabriquer un autre… à la hauteur de ses rêves. » Aptitude que l’on peut mettre en parallèle avec l’événement capital de sa jeune vie : le suicide inexpliqué de son père. Retrouver le monde de l’enfance d’avant la perte tel a été son projet de vie.
Cocteau, un grand enfant ? On peut le penser lui qui écrivit : « Perdre l’enfance, c’est perdre tout. C’est douter. C’est regarder les choses à travers une brume déformante de préjugés, de scepticisme. » (Le Foyer des artistes). Alors que la plupart des adultes se satisfont d’être des adultes, Cocteau cherche à retrouver la naïveté de l’enfance pour se livrer à ces jeux que sont l’écriture et le dessin.
Miroirs
Une des figures de sa poésie personnelle est représentée par les miroirs, frontières qui permettent d’accéder au surnaturel. Scène que l’on retrouve dans le film Orphée (1950). On peut citer une célèbre phrase du film à leur propos : « Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu avant de renvoyer une image. » Critique, en forme de jeu de mots, de la maladresse des miroirs qui n’ont aucun égard pour celui qui s’observe. L’obsession du miroir a fait irruption dans la propre vie de Cocteau lorsque, en 1963, ne supportant plus de voir son visage vieilli, il recourut à la chirurgie esthétique, acte qui sera à l’origine de sa dernière crise cardiaque fatale, révèle son biographe Claude Arnaud*.
Cette exposition, organisée dans une large salle, décrit – dans les ordres à la fois chronologique et thématique – l’évolution du poète, ses rencontres, ses amours, les circonstances qui prévalurent à l’éclosion de certains de ses écrits (Opium), et montre les différents documents liés aux diverses étapes de ses œuvres : manuscrits autographes, épreuves corrigées de sa main, éditions originales. Il est émouvant de voir les cahiers d’écolier petit format, sur lesquels il couchait ses poèmes, ses pièces de théâtre, et de lire les lettres originales envoyées à des correspondants célèbres, signées de sa marque personnelle, une étoile, emblème de son désir d’atteindre l’univers extérieur et de se propulser en dehors de lui-même.
Didier Saillier
(Décembre 2013)
* Claude Arnaud, Jean Cocteau, Gallimard, coll. « Biographies », 2003.
Photo : Jean Cocteau à Paris, dans son appartement au Palais-Royal, septembre 1947 (Pierre Jahan / Roger-Viollet).