La marge du temps, un blog culturel et littéraire
"Les Vacances de monsieur Hulot" de Jacques Tati. Le bal costumé.
Cinéma

Jacques Tati, « Les Vacances de monsieur Hulot »

Les sentiments éprouvés au sujet des vacances sont multiples : la joie suscitée par la perspective de quitter son quotidien – avant est toujours mieux que pendant parce que l’on idéalise le moment attendu –, le plaisir pendant le séjour, mais aussi la mélancolie quand la fin de cet intermède se profile, sans compter la nostalgie une fois l’hiver venu où l’on se remémore les bons moments de l’été. Le film « Les Vacances de monsieur Hulot » de Jacques Tati évoque dans sa chronique ces aspects, et bien d’autres encore, entre le rire et le spleen.

 

Les Vacances de monsieur Hulot (1953) de Jacques Tati (1907-1982) est chaque année d’actualité, car l’été et les vacances reviennent invariablement. Son deuxième film, après Jour de fête (1949) et avant Mon Oncle (1958) et Playtime (1967), est un des sommets du cinéaste et montre sur un mode humoristique et poétique la villégiature de citadins sur la côte atlantique, à Saint-Marc-sur-Mer, un quartier balnéaire de Saint-Nazaire, car dans les années cinquante c’était essentiellement les gens des villes qui s’offraient quelques semaines de détente.

Hôtel de la plage

Le film décrit de manière chronologique l’ensemble du spectre des « vacances » : le trajet pour se rendre sur le lieu avec la guimbarde pétaradante de M. Hulot, une Salmson des années vingt, celui des voyageurs à la gare qui, paniqués, ne savent sur quel quai arrive leur train annoncé par les appels incompréhensibles du haut-parleur ; l’arrivée à l’Hôtel de la plage où chacun essaie de trouver ses marques et de s’insérer parmi les estivants déjà présents dans la pension de famille ; les activités diverses : le flirt, les jeux de plage, les excursions, le ping-pong, le tennis…), enfin le départ : les volets qui se ferment, les embrassades, les « je serais ravi de vous revoir à Paris[1] », les regrets d’avoir manqué le coche amoureux.

Décalé

Ce sont ses deux premiers films (Jour de fête et Les Vacances) qui firent du cinéaste le continuateur des burlesques américains[2], créant ainsi un comique de personnage et moins un comique de situation, comme il le fera dans ses films ultérieurs (Mon oncle, Playtime, Trafic).

Jacques Tati, cinéaste et acteur, incarne ce personnage inadapté social, toujours décalé temporellement et spatialement, qui pourtant ne semble pas être affecté par son milieu. Paradoxalement, sa démarche légère et sa discrétion créent des catastrophes. M. Hulot, désynchronisé, produit des collisions avec son environnement. Toutefois, ce sont les protagonistes, et non lui, qui prennent conscience de l’étrangeté de son attitude.

Dans ce film, trois séquences illustrent excellemment le comique de Jacques Tati et dévoilent son univers personnel : la partie de tennis, la partie de ping-pong et le départ.

La partie de tennis

Tout commence chez la commerçante d’articles de sport qui enseigne à M. Hulot l’art et la manière de jouer au tennis : soulever la raquette comme une poêle à frire, faire deux gestes de passe-passe horizontaux, puis frapper la balle au-dessus de la tête. Cette technique, peu orthodoxe, se révèle extrêmement efficace mise en œuvre par M. Hulot. En effet, en être plein de bonne volonté, il applique systématiquement le conseil de la commerçante. Chez les joueurs classiques, la technique se montrerait inopérante. C’est que M. Hulot est en parfaite harmonie avec ce qui n’est pas rationnel, ou plus exactement, il pousse jusqu’à son terme un principe qui s’avérerait inutilisable chez autrui. Là où M. Hulot passe, le déroulement du monde se modifie, les règles deviennent caduques.

Les joueurs sur le court échangent des balles d’une manière coutumière, dans une atmosphère calme et sereine. L’arrivée de notre dégingandé dans sa voiture venue d’un autre âge provoque, pendant quelques secondes, l’arrêt du temps. Le bruit du pot d’échappement de la voiture fige les joueurs dans leur position comme s’ils étaient sidérés par la vue d’un ovni.

Service gagnant

Face au nouveau joueur, ils éprouvent une lassitude, un découragement, devant la grande puissance de ses services. En fait, M. Hulot ne joue pas véritablement au tennis en échangeant des balles avec ses partenaires, il se contente de servir comme s’il ne pouvait appliquer que les instructions données. Sa technique sui generis du coup unique l’empêche de trouver un partenaire de son niveau qui se contenterait d’observer avec calme les balles passer. Seule l’Anglaise fantaisiste (une étrangère, elle aussi), arbitrant la partie, sait apprécier le service d’une redoutable force.

Quant à la femme blonde sophistiquée (Martine), elle semble apprécier M. Hulot mais pour d’autres raisons que son jeu imparable. On perçoit son attirance, non dissimulée, pour ce personnage étonnant, plein d’élégance empreinte de maladresse. Ce qui la séduit, c’est le contraste entre la grande efficacité du jeu et les moyens sommaires mis en œuvre pour y parvenir. Ce qui renforce le contraste tient dans la tenue vestimentaire – un costume de ville – non adaptée à ce sport. M. Hulot n’est pas un spécialiste, comme le demande la vie moderne, mais un dilettante, un touche-à-tout de génie.

La partie de ping-pong

L’Hôtel de la plage est parfaitement paisible, les gens vaquent à des occupations placides : lecture, jeux de cartes. Seul un bruit de balle rompt le silence. M. Hulot, avec une aisance, une grâce extraordinaire, reprend la balle loin de la table qui reste hors champ. Le spectateur ne voit jamais la partie de ping-pong. Seul le bruit de la balle frappée et les apparitions de M. Hulot dans l’encadrement de la porte nous renseigne sur l’activité pratiquée. Le cinéaste préfère suggérer la partie plutôt que de la montrer afin de laisser vagabonder l’imagination du spectateur. La silhouette de M. Hulot derrière la vitre opaque laisse présager un spectacle hors du commun. Ses brèves apparitions dans le champ rythment cette partie et entretiennent l’intérêt du spectateur qui attend que le joueur se manifeste.

Pendant ce temps, les pensionnaires jouent aux cartes en montrant des signes d’énervement contenu dus au bruit de la balle (« pop-pop ! »). Martine, la femme blonde sophistiquée, jette des regards vers l’insolite joueur, tandis qu’elle écoute d’une oreille distraite l’exposé de l’étudiant en philosophie. Elle est davantage intéressée par M. Hulot, fascinant et drôle naturellement, que par l’étudiant marxiste, un raseur aux paroles stéréotypées, vides d’émotion. Tati se livre ainsi gentiment à la critique de l’intellectualisme froid dénué d’affect, coupé de la réalité.

Gags et gaffes

La séduction de M. Hulot réside dans sa capacité à se mouvoir en permanence ; c’est le déplacement de son corps dans l’espace qui attire l’attention. La sous-scène de la balle égarée rompt la partie de cartes des estivants. Ce prétexte plausible permet à Tati de réaliser un gag visuel : les vacanciers recherchent la balle en retournant leur journal ou leur coussin. Ce gag, que l’on appelle non-sens, est un trait de l’humour anglais.

Par la recherche de la balle, M. Hulot perturbe le déroulement du jeu de cartes en provoquant une interférence entre les joueurs des diverses tables. Des regards soupçonneux s’échangent, une crise semble se préparer et finalement advient. La séquence s’achève sur une bataille générale entre les estivants dans la salle de l’Hôtel de la plage, après que M. Hulot eut été remercié par la mère du jeune partenaire d’avoir daigné jouer avec son fils. Les enfants reconnaissent en lui un des leurs ; la simplicité, le naturel étant le signe d’appartenance à l’enfance. Sans le remarquer, M. Hulot provoque des gaffes, crée des désordres par sa seule présence. Le bel ordonnancement n’est pas adapté à sa personnalité que l’on ne peut canaliser. Il est une force en mouvement qui ne fait que passer.

Le départ

Le départ s’annonce. La plage est déserte et silencieuse, seuls quelques enfants jouent une dernière fois dans le sable. Cette scène n’est-elle pas un adieu à l’enfance avant de passer à l’âge adulte ? Les vacances, période par excellence de l’enfance, sont le lieu refuge pour ceux qui ne veulent pas la quitter comme M. Hulot.

En revanche, chez les pensionnaires, les vacances ne sont que le prolongement de leurs activités habituelles, un jeu social de personnages types : le commandant à la retraite ordonne et dirige l’« opération pique-nique » de main de maître ; le téléphone sonne de manière intempestive en interrompant le repos de l’homme d’affaires toujours inquiet même dans le loisir ; l’étudiant en citant des phrases marxistes veut en mettre plein la vue. La fin des vacances est perçue comme un retour à la normalité. Une effervescence gagne les estivants qui se félicitent d’avoir côtoyé des gens si charmants et échangent leurs adresses.

Poignée de sable

Hulot aimerait participer à ces adieux, mais n’étant pas suffisamment sérieux, il ne reçoit aucune écoute. Seuls la dame anglaise, pleine de fantaisie, et le promeneur timide, qui ne supporte pas sa femme si conformiste, lui adressent un au revoir chaleureux (« Au plaisir, mon adresse, chuchote celui-ci en lui remettant une carte de visite.) De manière différente, ces deux estivants appartiennent à l’univers marginal de M. Hulot en ne jouant pas le jeu policé de la société, mais en se révélant spontanés et sincères. Une dernière fois, M. Hulot échange quelques poignées de sable avec les enfants, les vacances sont bien finies. Le spectateur espérait secrètement qu’une histoire d’amour se nouerait entre lui et Martine, mais, en dehors du monde, il ne peut ou ne veut remarquer l’attirance que celle-ci éprouvait à son égard.

*

Jacques Tati a su créer un univers imaginaire saisi au sein du réel. Ce monde particulier nait du regard qu’il porte sur les choses et les êtres. Il perçoit des situations drôles qu’un œil inattentif ne découvre pas au premier regard. L’artiste est celui qui voit ce que tout le monde voit sans voir. Il parvient ainsi à mettre en lumière l’inanité des discours : sortis de leur contexte, les mots sont frappés d’indigence. Les remarques de la femme du promeneur : « Oh, un coquillage ! », « Oh, un bateau ! » en sont une illustration. Les Vacances de monsieur Hulot, film sonore plus que film parlant, se veut une critique du langage du monde adulte incapable d’atteindre la vérité qui est davantage l’apanage de l’enfance.

Didier Saillier

(Septembre-Octobre 2025)

Jacques Tati, Les Vacances de monsieur Hulot (1953), DVD Naïve vision.

[1] La musique d’Alain Romans, jouée par Aimé Barelli et son orchestre, ponctue régulièrement le film, qui inspira la chanson de Henri Contet et Alain Romans, interprétée par Lucienne Delyle, Quel temps fait-il à Paris ? : « Septembre est venu / Je vous ai perdu / Vous êtes loin des vacances / La plage et le vent / Le vent déchirant / Je vous écris tristement / Quel temps fait-il à Paris ? / Ici le ciel est tout gris / Mais quand je pense à nous deux / Dans mon cœur c’est tout bleu / Je n’ai pas trop de chagrin / Votre ciel bleu c’est le mien / Un souvenir de bonheur / Votre nom, une fleur / C’est le temps de mon cœur ».

[2] Le burlesque, genre à part entière venu du music-hall européen, prit son ampleur dans le cinéma muet américain au début du xxe siècle et atteint son âge d’or dans les années vingt. Il repose sur le corps, objet comique et plastique qui déclenche des accidents, souvent par maladresse ou distraction. Jacques Tati est bien le digne héritier de Buster Keaton et d’Harold Lloyd.

Photogramme du film Les Vacances de monsieur Hulot. La scène du bal costumé avec Jacques Tati (M. Hulot) et Nathalie Pascaud (Martine).

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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