Il y aura bientôt cent ans, le 5 octobre 1924, naissait dans le magazine pour enfants Le Petit Illustré, Bibi Fricotin créé par Louis Forton. Dessinateurs et scénaristes se sont succédé au cours du xxe siècle pour concevoir les 122 aventures de Bibi, jusqu’en 1988. Le héros de bande dessinée, un garçon d’une grande vitalité et plein de ressources, a enthousiasmé les enfants de l’après-guerre jusqu’aux années 1980. Si Bibi Fricotin n’est pas de la haute littérature, toutefois une phrase de François Truffaut résume bien l’éthique de la création : « Il faut faire des petites choses comme si elles étaient grandes. »
Dans ma première enfance, la lecture n’était pas mon fort. Il fallut qu’un camarade de classe, à l’âge de huit ans, me fasse découvrir les aventures de Bibi Fricotin (BF super vendeur (1968), BF et les lunettes à lire la pensée (1958), dans la collection « Les Beaux Albums de la jeunesse joyeuse », publiée par la Société parisienne d’édition (SPE), pour que je découvre le plaisir de la lecture. Au début des années soixante-dix, lire de la bande dessinée – que l’on nommera par la suite « neuvième art » – était encore considéré comme une activité de cancre et de paresseux : « il lit de la BD, il ne fera rien dans la vie ! » Manque de chance pour ses détracteurs, mon camarade assis à côté de moi était le premier de la classe ! Bibi Fricotin fut donc l’étape déterminante qui me mena progressivement vers la littérature. On ne passe pas de Bibi Fricotin à Proust en un seul saut !
Bibi, c’est moi !
Sans savoir combien d’exemplaires s’écoulaient au cours d’une année, je peux assurer que les enfants de mon entourage achetaient avidement cette publication chez leur buraliste ou chez les bouquinistes. Davantage que les albums cartonnés de Tintin et d’Astérix, luxueux et donc plus coûteux, les couvertures souples de la SPE, qui éditait Aggie, Les Pieds nickelés, L’Espiègle Lili et Bibi Fricotin avaient le vent en poupe en raison de leur prix modique à 1,50 franc en 1970 (l’équivalent de 1,79 euro en 2023). Les dessins étaient, certes, moins détaillés et moins soignés que leurs deux concurrents de chez Casterman et Dargaud, mais le rythme des publications était intense (entre trois et six par an), ce qui explique cela. Que trouvait-on de formidable chez Bibi Fricotin en dehors du prix abordable ? D’abord les couleurs vives, joyeuses des illustrations (même si le noir et blanc alternait avec la couleur toutes les deux pages par souci d’économie), la bonne humeur du personnage éponyme, ses tours de chenapan inventifs et hilarants.
Le prénom et le nom du jeune garçon sont polysémiques : « bibi », c’est moi : « Ça ? C’est à bibi ! » ; c’est aussi la bise, le bisou : « Viens faire un bibi à grand-père ! » Quant au nom, Fricotin, il vient de « fricoter », terme familier qui signifie, indique le Petit Larousse : « Manigancer secrètement une affaire », mais aussi « faire cuire, préparer un repas ». Manigancer, préparer, sont des mots qui vont très bien à notre ami qui ne manque pas de suite dans les idées pour faire des blagues aux fâcheux, aux concurrents déloyaux et empêcher les bandits de nuire.
Le roi des débrouillards
Les premières planches de Bibi Fricotin parurent pour la première fois en 1924 dans le magazine Le Petit Illustré (1904-1937). Louis Forton (1879-1934), déjà le père des Pieds nickelés en 1908, en est le créateur accompli, maniant à la fois le crayon et le stylo. Toutefois, trop occupé par ses trois sympathiques fripouilles de Pieds nickelés, Louis Forton n’alla pas au-delà des sept premières histoires, entre 1928 et 1935. À sa mort, Gaston Caillaud reprit le flambeau, de 1936 à 1941, en dessinant et scénarisant les cinq suivantes.
Dans les premiers numéros, Louis Forton, qui dans sa jeunesse travaillait dans le monde hippique, fit de son protagoniste un palefrenier, mais très vite celui-ci élargit son champ des possibles en voyageant, en fréquentant d’autres milieux sociaux. Le dernier titre dessiné par Forton, BF, le roi des débrouillards (1935), résume bien la personnalité de notre blondinet jamais à cours d’idées et toujours prompt à lutter contre l’adversité, à retourner les situations à son avantage, car même s’il n’est pas pourvu de qualités physiques de robustesse, il les compense largement par sa souplesse et son intelligence pratique. Dans les bagarres, abondantes, bien que de petite taille, il a souvent le dessus face à des forts des halles, il suffit de tirer sèchement sur un tapis pour mettre knock-out le costaud. Qui s’y frotte s’y pique ! Quelques titres indiquent bien son esprit malin et vif : BF champion du système D (1957), BF a du flair (1963), Les astuces de BF (1976).
La vie belle et joyeuse
L’année 1941 mit un terme à la première série, il fallut attendre six ans pour que les frères Offenstadt, les propriétaires de la SPE, située au 43 rue de Dunkerque, Paris Xe, proposent au dessinateur Pierre Lacroix (1912-1994) – un auteur maison – de poursuivre les aventures de Bibi. Lacroix, désigné comme le fils spirituel de Forton, avait été formé par les soins de celui-ci, à l’âge de dix-sept ans. Pour bien d’anciens enfants enthousiastes de Bibi, Pierre Lacroix est le véritable père de leur héros préféré en raison de sa production exceptionnelle, cent-dix albums de 1947 à 1988, et de la qualité de ses dessins énergiques, clairs, simples, efficaces.
Comme le personnage de Lili, Bibi pourrait être qualifié d’espiègle, voire de diablotin tant il se plaît à jouer des tours à son entourage ; ce n’est pas par méchanceté, plutôt pour rendre plus belle et joyeuse la vie. Une publication ne s’appelle-t-elle pas BF sème le bonheur (1962) ? Le sourire et le rire sont deux de ses attributs que l’on retrouve régulièrement sur les couvertures en couleurs. Sa joie de vivre viendrait-elle de la liberté qu’il s’est accordée ?
Bibi et ses 36 métiers
Bien qu’en âge d’être scolarisé, il ne va pas à l’école ; sans famille, il vit comme un adulte, possède un chez-soi, même si son apparence ne lui donne guère plus d’une quinzaine d’années. Dans les épisodes tardifs, il vit même avec son ami Razibus. Comment fait-il alors pour subvenir à ses moyens ? Eh bien, il travaille, sans cesse, car il n’a pas les deux pieds dans le même sabot, le Bibi ! Au sein même d’une histoire, il enchaîne les activités professionnelles quand il n’est pas parti pour une aventure en Égypte ou pour chasser le yéti.
Souvent, les titres mentionnent les métiers auxquels il s’adonne, même brièvement. Le lecteur le retrouve jockey, aviateur, cowboy, forain, déménageur, vendeur, plombier, clerc d’huissier, comédien, garçon de café… Excellent dans toutes ses activités, on lui décerne le titre de « roi » de la publicité, du scooter, des camelots, du karting, de la plage ou bien on le qualifie d’« as » du Far West, du volant, de la vente, de l’illusion. Le titre qui résume cette débauche d’activité se nomme BF et ses 36 métiers (1968).
Mon vieux Razibus
Quand il ne travaille pas, Bibi voyage dans les pays lointains. Ainsi il a posé ses pieds au pôle Nord, en Amérique du Sud, en Inde, en Australie, en Laponie, en Alaska et en Afrique. C’est d’ailleurs, à l’occasion de ce dernier voyage qu’il rencontre sur une île Razibus Zouzou, un adolescent Noir qui apparaît dans BF nouveau Robinson (1951). Devenus des amis proches, ils ne se quittent plus dans les cent récits suivants !
Bibi et son « vieux Razibus » s’entraident et forment un duo efficace dans leur lutte contre les fourbes, les filous, les malandrins, les kidnappeurs et autres bandits chevronnés. En revanche, lorsqu’ils peuvent apporter un soutien aux faibles, ils le font de gaîté de cœur. Dans BF roi des camelots (1959), la dernière vignette nous apprend que les 10 000 francs remis par leur patron M. Dugazo auront un usage généreux : « Si nous remettions cet argent à l’œuvre des aveugles ? suggère Bibi – D’accord ! Ils en ont plus besoin que nous ! » répond son ami.
Quand Razibus parfois se décourage devant les difficultés qui s’amoncèlent, Bibi le réconforte en lui posant une main sur l’épaule : « Courage ! On va s’en tirer ! », dit-il dans BF super vendeur. L’un Blanc, l’autre Noir, ils sont en quelque sorte des frères aux caractéristiques semblables : même âge, même taille, même type de vêtement. Tous les deux portent le plus souvent un pull-over à col roulé : rouge pour Bibi et jaune avec deux bandes noires horizontales pour Razibus. Mais c’est quand même Bibi qui dirige les opérations…
Les ondes du professeur Radar
L’autre personnalité récurrente est le professeur Radar, un scientifique, qui émet de bonnes ondes auprès de Bibi et Razibus. Un peu rêveur, un peu gaffeur, Radar est pourtant une sommité dans son domaine. À la fois savant maniant les formules à la perfection, il est aussi un inventeur de première force. On lui doit la machine à voyager dans le temps « KBxZ2 » qui emmène ses amis au temps des dinosaures ou encore en l’an 3000. Un album lui est même consacré : BF et les inventions du professeur Radar (1976). Bibi et Razibus respectueux de la science l’aident dans ses recherches appliquées pour le meilleur et pour le pire.
Contrairement à ces deux prédécesseurs, Louis Forton et Gaston Caillaux, Pierre Lacroix se « contentait » de dessiner, c’est pourquoi, tout au long des quarante années d’existence de la seconde série, douze scénaristes lui prêtèrent main-forte : René Lortac, Roland de Montaubert, Corrald, Debois, Raymond Maric, Jacques Veissid, Patrice Valli, Pateloux, Charles Ewald, Pierre Florent, Janoti (né Jean-Paul Tibéri), Manguin.
Montaubert, Lortac et Maric
À tout seigneur tout honneur, commençons par Roland de Montaubert (1913-1983), pseudonyme de Pierre Collin, qui est le plus prolifique de tous ses collègues. Juge de paix de profession, il était, à ses heures perdues, romancier de veine populaire et, à partir de 1948, avec constance, scénariste de BD au profit de la SPE. En compagnie de René Pellos au dessin, il fut le scénariste attitré des Pieds nickelés et parallèlement créa des histoires pour Pierre Lacroix. Pendant plus de trente ans (1951-1983), à partir de BF chercheur d’or, il signa trente-trois épisodes.
Le deuxième scénariste important en nombre de publications (vingt-quatre) est René Lortac (1884-1973), de son vrai nom Robert Collard. Étant passé par l’Académie des beaux-arts, il s’orienta vers la caricature de presse jusqu’au début de la Première Guerre mondiale. Dès 1917, il se lança dans le dessin animé et fonda une société de production qui produisait des courts métrages d’animation pour le Pathé-Baby et des films publicitaires d’animation, et ce jusqu’à 1940. À partir de 1947, il écrivit des scénarios de BD, notamment pour la série de Pierre Lacroix jusqu’en 1969 avec BF comédien errant. Dans la liste des titres, nous remarquons son tropisme pour la science-fiction : BF et les lunettes à lire la pensée (1958), BF et les Martiens (1959), BF et les soucoupes volantes (1959), BF et le Nautilus (1962), BF découvre l’Atlantide, BF et la fantastique machine KBxZ2, BF en l’an 3000, ces trois derniers titres parurent en 1963.
Raymond Maric (1927-2005), né Raymond Chiavarino (d’une génération plus jeune que Montaubert et de deux que Lortac), fut un caricaturiste et un homme de presse. Secrétaire de rédaction de l’hebdomadaire sportif Miroir Sprint, rédacteur en chef du magazine Les Pieds nickelés, il adapta également des bandes dessinées américaines pour de nombreux périodiques. Maric fut le troisième homme en nombre de parutions en scénarisant dix-sept récits de Pierre Lacroix : de BF et l’homme aux cheveux rouges (1958) à BF et Razibus font des blagues (1979).
De 8 à 88 ans
Bibi Fricotin est une série pour les enfants de 8 à 88 ans qui apprécient le burlesque et les gags à tous les étages. Les albums n’ont pas toujours une histoire structurée et les décors sont parfois esquissés (un fond uni fera l’affaire), ce qui importe pour Pierre Lacroix, c’est le dynamisme des corps, les visages expressifs. Bibi est un personnage burlesque qui fabrique le rire à la chaîne comme Chaplin ; un corps qui n’a pas besoin d’histoire pour exister. En tournant les pages, vient à l’esprit du lecteur la fameuse formule de Henri Bergson dans son ouvrage Le Rire (1900) : « Le rire, c’est de la mécanique plaquée sur du vivant. » Comme dans tout burlesque, le corps des personnages prend l’aspect d’une mécanique, ce qui provoque le rire et parfois le malaise. Bibi, c’est pas des conneries !
Didier Saillier
(Juin 2024)
P.-S. – Dans le passé, il arrivait que l’on nommât une personne de « Bibi Fricotin » pour indiquer sa naïveté et son opiniâtreté. Ainsi, en 1980, lors des événements de Pologne, Michel Poniatowski, proche du président Giscard d’Estaing, avait traité Michel Rocard de « Bibi Fricotin amiral ». Celui-ci avait suggéré au gouvernement d’envoyer des navires français au large des côtes polonaises.