La bande dessinée « Les Pieds nickelés » (1908-2015) a eu la plus grande longévité devant « L’Espiègle Lili » (1909-1998). Elle fut créée par Louis Forton dont c’est le 90e anniversaire de la disparition. Mais pour les enfants de l’après-guerre jusqu’aux années 1980, c’était par les dessins de René Pellos qu’ils connurent et apprécièrent le trio formé par Croquignol, Ribouldingue et Filochard.
Pour éprouver une émotion en lisant, adulte, des bandes dessinées, il est nécessaire de les avoir découvertes au cours de l’enfance, quand les couleurs, les dessins expressifs, les blagues, les gags, les bagarres, les chutes, les poursuites, le langage décalé par rapport à la norme scolaire, nous captivaient et nous offraient un bol d’air qui aérait notre quotidien constitué parfois de tristesse. Dans le cas contraire, on ne peut comprendre l’intérêt de porter un regard enchanté sur cet univers qui paraît si frivole pour ceux qui « ne sont pas tombés dedans quand ils étaient petits », pour reprendre la fameuse apostrophe de Panoramix à l’égard d’Obélix. Les albums des Pieds nickelés et de Bibi Fricotin furent parmi mes lectures préférées et me procurèrent de grandes joies.
Tir-au-flanc
Dans le langage quotidien, traiter des personnes de « pieds nickelés » (le plus souvent au pluriel) a plusieurs significations. Venue de l’argot militaire, à la fin du xixe siècle, l’expression « avoir les pieds nickelés » signifiait être paresseux, refuser de marcher, être de mauvaise volonté. Bref, l’exhortation : « En route, mauvaise troupe ! » laissait de marbre le tir-au-flanc… La première pièce de Tristan Bernard, jouée en 1895, une comédie en un acte, se nommait Les Pieds nickelés, treize ans avant la création des trois filous. Dans la scène xv, Francine et Alain, son mari, se plaignent que « les gens » manquent de générosité. Francine : « Et voici comment se résume notre situation : les gens qui voudraient bien obliger n’ont pas d’argent ; quant à ceux qui ont de l’argent… » Alain : « Ils ne marchent pas. Ils ont, comme on dit, les pieds nickelés. Ils sont lourds à remuer, ainsi que des tirelires pleines. Leurs pieds nickelés ne sont que de vains ornements. »
Puis le sens a dérivé : se faire traiter de « bande de pieds nickelés » était réservé aux malfaiteurs amateurs, d’envergure médiocre, ratant lamentablement leur coup ou bien aux espions incompétents comme dans le film Les Barbouzes de Georges Lautner et dialogué par Michel Audiard. Enfin, l’expression a visé les artisans peu scrupuleux sur la qualité des prestations fournies aux clients : « Quel pied nickelé, ce marbrier ! », aurait pu s’écrier le capitaine Haddock dans Les Bijoux de la Castafiore (1962).
L’épatant Louis Forton
Louis Forton (1879-1934), le créateur des Pieds nickelés et le premier bédéiste français, passa son enfance dans le milieu hippique et devint palefrenier puis jockey. C’est sur un terrain de course qu’il rencontra en 1904 les frères Offenstadt, éditeurs pour la jeunesse. Ceux-ci l’engagèrent sur-le-champ comme dessinateur au magazine L’Illustré. Outre sa série fétiche, Forton créa une ribambelle de héros de BD aujourd’hui oubliés (Les Aventures de Séraphin Laricot, 1907 ; Les Exploits d’Isidore MacAron et d’Anatole Fricotard, 1908 ; Ce p’tit n’amour d’enfant, 1908 ; La Carrière militaire de Casimir Baluchon, 1909 ; Les Tribulations de Berlingot, 1917 ; Les 26 métiers de Caramel, 1920). L’autre création majeure de Forton, qui eut son heure de gloire, est bien évidemment Bibi Fricotin (1924), aventures parues dans Le Petit Illustré, mais ça, c’est une autre histoire…
Louis Forton, dans l’hebdomadaire humoristique L’Épatant (1908-1939) des frères Offenstadt, mit en scène en 1908 une équipe d’aigrefins anarchistes, au langage de Titis parisiens, pratiquant la petite délinquance de classe sociale : Croquignol, Ribouldingue et Filochard[1] devinrent rapidement des mythes de la culture populaire qui inspira, entre autres, le philosophe Georges Bataille et le cinéaste Jean-Luc Godard dans Pierrot le fou (1965) : une scène montre le personnage joué par Belmondo lire dans L’Épatant, avec une mine réjouie, les aventures des Pieds nickelés. Nos héros reçurent ainsi un hommage de la part d’intellectuels et d’artistes, et donnèrent aussi leurs lettres de noblesse aux malfaiteurs patentés.
Trouver le joint
Ces personnages, complices et néanmoins amis, volent, filoutent, bernent, escroquent leurs contemporains si candides que cela tourne à la bêtise. Étant d’impeccables paresseux, notre trio refuse de travailler et préfère s’accaparer les biens d’autrui, de préférence des bourgeois « pleins aux as », de riches paysans, des notables, des édiles, et ridiculiser le pouvoir officiel, quel qu’il soit : hommes politiques, policiers, juges, militaires.
S’ils n’exercent aucune profession, en revanche pour subtiliser des ressources aux gogos ils se prétendent des professionnels, aux métiers bariolés : enseignant au lycée, garagiste, banquier, ministre, agent immobilier, journaliste, organisateur de safaris, sous-marinier, industriel, cascadeur, soldat, trappeur, footballeur, agent secret, cinéaste, douanier, vétérinaire et… cambrioleur. N’en jetez plus ! Pourtant, il n’est pas si aisé d’être malhonnête, cela demande de la psychologie et des efforts d’imagination pour « trouver le joint », « dégotter une idée géniale » pour se faire de « l’oseille ». La grande force humoristique des « aminches » (copains) c’est l’utilisation de l’argot classique qu’ils manient à merveille, langue étrangère qui a sa légitimité, en dehors de l’école, autant que la langue standard.
René Pellos et le sport
À partir de 1929, les aventures en albums (dite « deuxième série ») sont éditées par la Société parisienne d’édition (SPE), nouveau nom des Publications Offenstad après la Première Guerre mondiale. Louis Forton dessine et scénarise douze histoires qui paraissent de 1929 à 1935. Après sa disparition en 1934, Aristide Perré en 1937, et Albert-Georges Badert en 1939, prennent la relève, dans l’esprit du créateur, aux personnages sommairement dessinés.
Dans le second après-guerre, la SPE crée la collection « Les Beaux Albums de la jeunesse joyeuse » (dite « troisième série ») et reprend onze aventures de Forton avant de confier les rênes à Pellos. René Pellos (1900-1998) – de son vrai nom René Pellarin –, né à Lyon, était un grand sportif et pratiquait le hockey sur gazon au plus haut niveau (Jeux olympiques d’Amsterdam en 1928), le football, le rugby, la boxe, et s’improvisa dès 16 ans, sans formation artistique, dessinateur et caricaturiste de presse. Monté à Paris en 1930, il poursuivit sa carrière de dessinateur dans des périodiques généralistes et surtout sportifs. Il devint ainsi illustrateur du sport et particulièrement du cyclisme dans des magazines comme Miroir Sprint (de 1949 à 1971) et Miroir du cyclisme (de 1961 à 1982). Parallèlement à ses activités de presse, il se lança en 1937-1938 dans la bande dessinée de science-fiction avec Futuropolis. Mais ce sont les 107 aventures à la couverture souple des Pieds nickelés (de 1949 à 1981) qui lui valurent le succès grâce au dynamisme et à l’expressivité de ses dessins.
Croquignol, Filochard et Ribouldingue
Chez Forton, les héros sont de la même taille, mais sont caractérisés physiquement : Croquignol a un long nez, Filochard porte un bandeau sur l’œil et Ribouldingue est barbu. Pellos quant à lui, dès 1949, les modernise avec un dessin plus accompli, subtil, et leur attribue des vêtements distinctifs et des personnalités affirmées. Croquignol, blond, devient grand et longiligne, porte un pantalon orange, une veste de même couleur à petits pois noirs agrémentée d’un nœud papillon rouge et d’un mini chapeau ; il se révèle le plus élégant – avec son monocle qui le dote du genre aristo frelaté – et la tête pensante de l’équipe, ce qui lui procure une confiance démesurée en ses qualités intellectuelles : « Faites confiance à mon génie, les amis, j’ai une de ces idées comme on n’en a pas trouvée depuis Archimède ! Suivez-moi. » (Les PN tiennent le succès, 1963.)
Filochard le borgne est petit et se montre parfois hargneux. Affublé d’un pull rouge à col roulé, d’une veste noire, d’un pantalon bleu et d’un béret rouge, il a une mise d’individu du lumpenprolétariat. Ribouldingue le barbu, un rondouillard hilare de taille moyenne, est vêtu d’une chemise blanche, d’une veste verte à carreaux, d’un pantalon et d’une casquette de même couleur, d’un foulard rouge sang noué autour du cou à la manière anarchiste. Alors que Croquignol joue le genre snob qui en impose auprès des bourgeois au ciboulot ramolli, Filochard et Ribouldingue font davantage peuple.
Pellos-Montaubert
Dès le début, après un galop d’essai avec Corrald au scénario (Les PN font fortune) et avec Debois (Les PN sportifs) en 1949, la SPE forma le duo Pellos-Montaubert qui se révéla gagnant, car soudé et prolifique. De 1950 à 1983, le scénariste Roland de Montaubert (1913-1983) – pseudonyme du roturier Pierre Collin, ancien juge de paix – remit au dessinateur 80 scénarios des Pieds nickelés et 33 de Bibi Fricotin à Pierre Lacroix. Du cousu main, les amis ! Bref, Montaubert, le noble d’apparence, était un scénariste essentiel dans l’économie de la SPE.
Comme cette série était peu recommandable pour la jeunesse, à qui les Pieds nickelés donnaient un bien piètre exemple – d’autant plus qu’ils avaient une nette propension à la bouteille, ce qu’ils appelaient le « carburant » –, les auteurs et l’éditeur, surveillés à la culotte par la commission des publications pour la jeunesse[2], ne pouvaient décemment pas conclure une histoire par un heureux dénouement immoral du type : après avoir réussi à berner son monde composé de crétins hautains et d’idiots parfaits, nos trois amis, Dieu merci, parvinrent à s’enfuir avec leur pactole au Mexique, sans se faire alpaguer par la maréchaussée, afin de se prélasser sur une plage d’Acapulco. « Que nenni ! » auraient beuglé les membres de la commission en trépignant de rage et en déchirant l’ouvrage pour le réduire en papillotes.
Libres, jeunes et intelligents
Dans chaque aventure, nos trois fidèles fripouilles, sympathiques au demeurant, finissent en prison ou, du moins dans la dernière page, perdent leurs « fafiots » bien mal acquis. La morale est sauve et le lecteur a tout de même bien ri. Bien que perdant régulièrement les fruits de leurs larcins, Croquignol remonte le moral des troupes, comme dans Les PN dans le cambouis (1967) : « Bah ! N’vous en faites pas… Nous sommes libres, jeunes et intelligents… on finira bien par faire fortune ! » Un méfait n’est jamais perdu ! semble-t-il penser… Dans les aventures suivantes, Croquignol, Ribouldingue et Filochard, tels des Sisyphe de papier, remettent leur ouvrage vingt fois sur le métier pour tenter de gagner, enfin, le gros lot sans passer par la case prison. Je veux les croire heureux.
Après la période Pellos-Montaubert, se succédèrent à la SPE, de 1983 à 1988, des dessinateurs : Jacarbo (Jacques Arbeau), Jacques Laval, Bernard Cladères, Jicka (Jacques Kalaydjian) ; des scénaristes : Serge Saint-Michel, Janoti (Jean-Paul Tibéri), André Manguin, et un homme-orchestre Gen-Clo (Claude Chebille), au dessin et au scénario. Puis ce furent les Éditions Vents d’Ouest qui prirent le relais en publiant en 1991 et 1992 trois volumes des Nouvelles Aventures des Pieds nickelés (L’Empire des sens, Voleur de pub, Flouze artistique) avec une nouvelle équipe (Rodrigue, Capezzone et Deporter) au graphisme soigné, mais éloigné du style de Pellos. Dans les années suivantes, d’autres éditeurs se mirent à la tâche pour proposer une vingtaine de Pieds nickelés new-look. Le dernier à ce jour a pour titre Les PN au pays des Berlingots (2015) par Herlé au dessin, François Corteggiani au scénario et Bonaventure aux couleurs. Neuf ans sont passés depuis, est-ce bien le dernier ? Avec ces satanés Pieds nickelés, tout peut arriver ! Le meilleur comme le pire…
Des diplômes et des brouettes
En écrivant cet article, des souvenirs me reviennent en mémoire. Dans Les PN au lycée (1952), le trio propose à un directeur de lycée d’enseigner dans son établissement, celui-ci les interroge : « Avez-vous des diplômes ? – On en a des brouettes. – Eh bien, revenez avec vos brouettes ! » Dans un album (mais lequel ?), pour entrer dans un lieu sous surveillance, Croquignol sort une carte de police tricolore fictive : « Police ! », Filochard, à la suite, brandit à son tour une vague carte : « Police d’assurance ! », enfin, Ribouldingue n’ayant rien à proposer se contente de dire en désignant sa main : « Peau lisse comme BB ! » [Brigitte Bardot, il va sans dire.] Ah quelle audace, notre trio !
La lecture passionnée des BD dans l’enfance – en l’occurrence des Pieds nickelés – s’accompagne parfois du désir d’écrire, de prolonger les péripéties des héros pour se réfugier dans un lieu intime où personne ne viendra vous ennuyer. L’écriture est un désir lié à l’enfance et le reste de l’existence se doit d’être fidèle à ce rêve.
Didier Saillier
(Décembre 2024)
René Pellos, Le meilleur des Pieds nickelés, (9 volumes), Éditions Vents d’Ouest, coll. « Classiques », ≈ 560 p. par vol., 32 €, de 2003 à 2010.
[1] Croquignol vient du substantif féminin croquignole, une « chiquenaude donnée sur la tête ou sur le nez ». En argot, taper sur la croquignole a le sens de « énerver, taper sur les nerfs ». Ribouldingue signifie, dans le parler populaire, bénéficier d’une « partie de plaisir », « faire la nouba, la bringue, la bamboula ». Quant à Filochard, il vient de l’argot policier « filocher », prendre quelqu’un en filature. Et un filochard, c’est une personne débrouillarde.
[2] Instituée par la loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, la commission vérifie que la publication ne comporte aucun contenu dangereux pour la jeunesse.
Illustration : Affiche publicitaire de Pellos : Les Pieds nickelés « Perrier, le champagne des eaux de table » 1980.