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Musée de la résistance nationale.Robert Doisneau, un résistant discret
Exposition,  Photographie

Robert Doisneau, un résistant discret

Le musée de la Résistance nationale à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne) est né en 1986 et s’est installé en 2020 dans le bâtiment Aimée Césaire au bord de la Marne, tel un navire prêt à larguer les amarres. Outre une exposition permanente qui va de la guerre d’Espagne à 1945, des expositions temporaires sont présentées. La dernière en date est intitulée « Robert Doisneau, l’esprit de résistance », initialement prévue du 23 octobre 2023 jusqu’au 28 avril 2024, en raison de son succès, elle a été prolongée jusqu’au 13 octobre 2024. Un aspect méconnu du photographe est mis en exergue : sa résistance face à l’occupant nazi.

 

Robert Doisneau (1912-1994) est populaire, lui qui jusqu’au milieu des années soixante-dix était encore un quasi-inconnu du public français, bien qu’il fût déjà âgé d’une soixantaine d’années. Alors que sa première exposition personnelle datait de 1968, entre 2023 et 2024 le photographe a bénéficié de pas moins d’une dizaine d’expositions dans le monde entier.

Esprit d’une époque

Robert Doisneau est un représentant de la photographie humaniste, genre mettant en lumière l’être humain dans son quotidien. Sa photo iconique Le Baiser de l’Hôtel de Ville (1950) est certainement la plus connue et a suscité des polémiques sur l’identité des sujets représentés. Contrairement à ce que le public pouvait penser, Le Baiser n’était pas spontané, même si les deux étudiants étaient réellement des amoureux, c’est Doisneau qui leur avait demandé de poser contre rémunération.

Cette manière de procéder n’est pas anodine. Le photographe n’était pas, comme Henri Cartier Bresson, un œil du « moment décisif », au contraire, son principe était de mettre en scène des sujets en donnant l’impression qu’il s’agissait de moments pris sur le vif. C’est pourquoi certains amateurs de photographie reprochent à Doisneau de ne pas reproduire la réalité, mais une réalité factice, contournée, mensongère, falsifiée. Ce reproche est irrecevable si l’on compare le travail de Doisneau avec celui d’un cinéaste de fiction qui pratique la direction d’acteur en prodiguant des indications précises : déplacements, postures, regards, façon de marcher, de s’exprimer, etc. Pourtant Doisneau parvient à dégager l’esprit d’une époque même si elle a été reconstituée. Cette mise en scène se retrouve dans toute son œuvre et aussi dans la période de l’après-libération de Paris que nous pouvons voir dans l’exposition du musée de la Résistance nationale.

Imprimeurs clandestins

Avant d’être photographe, Doisneau, après son certificat d’études, fit l’école Estienne (École supérieure des arts et industries graphiques) et obtint le diplôme de graveur lithographique. Embauché dans l’atelier d’arts graphiques Léon Uhlmann, spécialisé dans la publicité des pharmacies, il dessinait le lettrage sur les étiquettes des fioles, mais aussi fut formé par Lucien Chauffard (1906-1982), le responsable du laboratoire photographique de l’entreprise. Chauffard, qui était un photographe humaniste avant son cadet et un affichiste au style Art déco, devint le mentor de celui-ci en matière photographique.

La première salle, la plus austère, qui justifie amplement le thème de l’exposition, est consacrée aux imprimeurs et aux typographes qui eurent une importance considérable dans la « résistance intellectuelle ». Doisneau fut invité par Pierre Betz (1899-1969), un éditeur d’art ayant fondé en 1936 Le Point, une revue artistique et littéraire mise en sommeil pendant les années noires, à illustrer le numéro de mars 1945 intitulé Imprimeurs clandestins pour rendre hommage à cette corporation qui eut de nombreux fusillés et déportés. Des textes à la gloire des imprimeurs sont écrits par des résistants dont les plus célèbres sont Jean Cassou, Claude Morgan, Jean Bruller, dit Vercors, Georges Sadoul. À la fin de la revue, un cahier de seize pages est intitulé « Poésie latente et poésie manifeste » dans lequel sont publiés des poèmes de Tristan Tzara, Raymond Queneau, Michel Leiris, entre autres.

Hommes de l’ombre

Les photos en noir et blanc de cette publication – également exposées sur les cimaises en plus grand format – n’ont pas été prises pendant l’Occupation, car photographier les imprimeurs en pleine action clandestine aurait été dangereux pour leur survie. C’est pourquoi Doisneau se rendit dans les locaux des imprimeurs de l’automne 1944 au printemps 1945 pour recréer les conditions de travail, souvent nocturne, quand les Allemands occupaient le pays. Doisneau ne cherchait pas à dissimuler que les photos n’avaient pas été prises sous l’occupation allemande, en témoigne l’une d’entre elles qui laisse apparaître, dans l’imprimerie de Claude Oudeville, un calendrier de l’année 1945.

Le travail de Doisneau a pour fonction de reconstituer avec précision l’activité des imprimeurs, mais aussi de leur donner une visibilité, une identité, alors qu’ils étaient des hommes de l’ombre. D’ailleurs, il dénonce leur absence parmi les acteurs de la résistance intellectuelle : « Tous les textes traitant des imprimeries clandestines ont donné la priorité aux auteurs de textes ; l’imprimeur, lui, n’apparaît que très modestement. […] Il y aurait dans cet oubli comme un restant de mépris de l’intellectuel pour le manuel que je n’en serais pas autrement étonné, une injustice qu’il serait grand temps de réparer. »

Faussaire

L’autre aspect de la série sur les imprimeurs est de montrer le rôle indispensable des « petites mains » dans la chaîne opératoire de la presse clandestine, assimilée à une guerre des mots : dactylographes, tireurs à la ronéo, distributeurs de tracts, de journaux, de livres, et autres intermédiaires afin que l’écrit parvienne jusqu’aux lecteurs. Nous pouvons voir parmi les vingt-six photos de la publication un lancement de tracts rue Henry-Monnier par un cycliste ; Claude Oudeville, imprimeur de cartes de visite et de faire-part qui composa les trois-cent-cinquante exemplaires du Silence de la mer de Vercors, pendant qu’Yvonne Desvignes les brodait dans sa cuisine de la place du Trocadéro ; Ernest Aulard et son contremaitre Pierre Doré imprimant clandestinement les samedis et les dimanches vingt-quatre plaquettes des Éditions de Minuit. Le lundi, toute trace d’activité clandestine devait disparaître. Ainsi, le numéro Imprimeurs clandestins participait bien à la reconnaissance de leur travail et leur engagement méconnus dans la résistance.

Si Pierre Betz fit appel à Doisneau, c’est pour deux raisons : celui-ci avait une expérience de la photo industrielle aux usines Renault, à Billancourt, et s’était engagé sous l’Occupation à travers une activité de faussaire. En juin 1941, le peintre Enrico Pontremoli (dit « Monsieur Philippe ») du réseau Comète (une filière d’évasion, entre la Belgique, la France et l’Espagne, créée par la Belge Andrée De Jongh) proposa à Doisneau de devenir faussaire de papiers d’identité, destinés aux aviateurs alliés et résistants détectés par l’ennemi, en raison de ses compétences de graveur lithographique et, bien sûr, de photographe.

Vie quotidienne

Dans une vidéo, Annette Doisneau et Francine Deroudille, les filles du photographe, racontent une anecdote qui dit beaucoup sur l’abnégation de leur père : « Un jour, un monsieur est arrivé dans l’atelier, il était suivi et avait besoin de faux papiers immédiatement. Notre père était très embêté parce qu’il lui fallait au moins quarante-huit heures pour réaliser les tampons et imprimer. Devant l’urgence de la situation, il a pris ses papiers d’identité [personnels], a changé la photo et les a donnés à cet homme. Jusqu’à la fin de la guerre, Serge Dobkowski s’est donc appelé Robert Doisneau et a circulé avec les papiers de notre père. »

L’autre partie de l’exposition est consacrée aux photographies qui informent de la vie quotidienne des Français. Parallèlement à des commandes officielles dans la publicité et l’édition, Doisneau déambulait dans Paris et rendait compte de la ville occupée. Ces photos, qui peuvent paraître anodines, prosaïques ou parfois drôles : cartes et tickets de rationnement, files d’attente devant les magasins, épicier qui pèse une ration infime de beurre, défilé militaire sur la rue de Rivoli, officiers allemands sortant du métro Opéra, soldats baguenaudant devant la tour Eiffel, étaient en réalité illicites depuis l’ordonnance du 15 septembre 1940 qui interdisait aux Français, sans accréditation, de « photographier en plein air, ou du fond d’une enceinte et de l’intérieur d’une maison ». Ceux qui enfreignaient l’interdiction étaient passibles d’être fusillés ou déportés. Le comportement de Doisneau fait penser immédiatement au photographe amateur resté longtemps inconnu, Raoul Minot, que le quotidien Le Monde a mis en valeur dans sa série d’été de 2024, auteur de sept-cents photos clandestines qui lui ont valu la déportation sans retour[1].

Esprit de désobéissance

Doisneau montre les effets des alertes aux bombardements qui conduisent les habitants à se blottir dans des souterrains : une famille avec deux bébés est couchée sur le sol d’une station de métro sous l’affiche de la pièce de Jean Anouilh Voyageur sans bagage (1942) ; une communiante et les invités se sont réfugiés, sous une lumière vacillante, dans un abri à Montrouge (1943). Ce qui est saisissant, c’est que photographe sait repérer les situations humoristiques même les plus dramatiques. Enfin, août 1944 ! L’agence Presse Libération envoie ses photographes couvrir l’insurrection parisienne. Plutôt que de dépeindre la violence des combats, Doisneau, membre de l’équipe, préfère montrer les préparatifs, la solidarité humaine dans l’édification des barricades, l’activité des jeunes gens décollant le macadam afin d’extirper des pavés, un groupe des Forces françaises de l’intérieur (FFI)[2] de Ménilmontant posant fièrement devant l’objectif.

Les filles de Doisneau précisent dans une vidéo que leur père s’irritait lorsque l’on affirmait qu’il avait été un résistant. Lui prétendait que ses activités de faussaire de cartes d’identité, de passeport, de laissez-passer (ausweis) n’étaient pas des actes héroïques, mais avaient été effectuées seulement pour « rendre service », c’est pourquoi l’exposition porte le titre d’« esprit de résistance » plus à même de refléter sa personnalité indisciplinée et anarchisante, lui qui se flattait d’avoir l’« esprit de désobéissance ».

 

Didier Saillier

(Septembre-octobre 2024)

[1] « Sur les traces du photographe inconnu du Paris de l’Occupation » est paru en cinq épisodes du 12 au 16 août 2024 : « Après quatre ans de recherche, Philippe Broussard, directeur adjoint de la rédaction du Monde, a fini par identifier l’auteur d’au moins 700 photos prises clandestinement à Paris et en région parisienne, dans les deux premières années de l’Occupation. » Enquête disponible sur le site du Monde.

[2] Dans l’imaginaire collectif, les FFI sont souvent assimilées aux seuls gaullistes, or il n’en est rien. Nées le 1er février 1944, elles sont le résultat du regroupement des diverses tendances militaires de la résistance française intérieure : les gaullistes (Armée secrète, AS), les giraudistes (Organisation de résistance de l’armée, ORA) et les communistes (Francs-tireurs et partisans, FTP). Le commandant régional des FFI de l’Île-de-France était le colonel Rol-Tanguy (1908-2002), membre du Parti communiste.

 

Photo : Musée de la Résistance nationale, bâtiment Aimé Césaire, 40, quai Victor-Hugo – 94500 Champigny-sur-Marne. Gare : Champigny-sur-Marne RER A. Du mardi au vendredi de 14 heures à 18 heures ; samedi et dimanche de 14 heures à 19 heures. Cet édifice a été réalisé en 2008 par l’agence Giovanni Lelli. Photo © CDT 94 (Comité départemental du tourisme du Val-de-Marne).

 

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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