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Cinéma,  Exposition

« Paris brûle-t-il ? », un mythe historique

Le musée de la Libération de Paris – musée du général Leclerc – musée Jean Moulin organise l’exposition « Paris brûle-t-il ? Quand le cinéma réinvente la Libération », du 27 mars au 22 septembre 2024. Vingt ans après la libération de Paris, le film fit l’objet de polémiques à sa sortie en 1966.

 

Tout commença par un ouvrage d’histoire romancé – reposant sur des entretiens des acteurs et témoins de la libération de Paris – publié en 1964, Paris brûle-t-il ? de deux journalistes, un Américain, Larry Collins, et un Français, Dominique Lapierre. Un énorme succès aux vingt millions de lecteurs dans le monde, qui suscita l’intérêt des producteurs. Darryl Francis Zanuck, le producteur du Jour le plus long* (1962), se mit sur les rangs, mais c’est son confrère Paul Graetz, un Américain, né en Allemagne, et exerçant ses activités en France, qui obtint les droits pour la Paramount.

Une pléiade d’acteurs

Producteur de la « Qualité française », Graetz de la Transcontinental Films fit appel à René Clément, cinéaste expérimenté pour mettre en scène l’épopée de la libération de Paris. Ce sera une production internationale avec des têtes d’affiche américaines (Orson Welles, Glenn Ford, Kirk Douglas, Anthony Perkins), allemandes (Gert Fröbe, Wolfgang Preiss) et françaises (Alain Delon, Jean-Paul Belmondo, Bruno Cremer, Claude Rich). Gaetz confirma la visée internationale du film : « La libération de Paris n’intéresse pas que la France, mais le monde entier », car la libération de la capitale française avait suscité des scènes de joie dans les pays alliés.

Par souci de ne pas froisser les Français, le scénario fut confié tout d’abord à Jean Aurenche et Pierre Bost (deux scénaristes chevronnés détestés par la « Nouvelle Vague ») en compagnie de Claude Brulé. Mais les Américains voulaient produire un film efficace « à l’américaine » et remirent le scénario, pour le rendre plus intense, à Gore Vidal et au jeune Francis Coppola qui mirent l’accent sur le suspense et les scènes dramatiques.

De Gaulle or not de Gaulle

Pendant le tournage, le producteur et le metteur en scène entrèrent en conflit. Paul Graetz, en tant que producteur interventionniste, voulait modifier certains passages des dialogues, René Clément alors fit de la résistance : « Mais pour qui vous vous prenez ? » écrit celui-ci dans une lettre à son producteur. De plus, un autre désaccord se profila : le metteur en scène ne voulait pas que de Gaulle apparaisse à l’écran sous le visage d’un acteur, tandis que Graetz l’exigeait et fit écrire des scènes allant dans ce sens.

Finalement, Graetz mourut pendant le tournage et le cinéaste eut alors toute latitude pour diriger les opérations. De Gaulle n’apparaîtrait pas à l’écran : « Je peux incarner le diable, mais je ne peux pas représenter le Bon Dieu », déclara René Clément. En effet, Hitler apparaît bien dans le film sous l’apparence de Billy Frick, un acteur suisse alémanique à la tête de l’emploi. À cette époque, vingt ans après les faits, la figure de De Gaulle était sacralisée et les cinéastes n’osaient pas l’incarner dans les fictions. Ce n’est qu’au xxie siècle que le cinéma se permettra de le représenter sous les traits d’acteurs.

Mon pays et Paris

Graetz cherchait à tout prix le consensus politique de crainte de voir le film interrompu par des actions en justice : « Chaque polémique doit être exclue dans ce film, plus que dans tout autre nous devons suggérer plutôt que de souligner. » Les grandes figures de la Résistance furent consultées, car il ne s’agissait pas de se mettre à dos les communistes et les gaullistes les deux principaux acteurs de la libération de Paris. De plus, le pouvoir gaulliste aplanissait les difficultés inhérentes à un tournage en pleine capitale en fournissant les autorisations de tourner, alors il ne fallait pas le contrarier. Les événements étaient encore chauds et les acteurs de la Résistance, encore vivants, surveillaient la manière dont on les représentait.

Dans la perspective du rapprochement politique entre la France et l’Allemagne voulu par le président Charles de Gaulle, il aurait été malvenu de montrer von Choltitz en nazi convaincu, lui qui écrivait dans ses mémoires, parues en 1964, son amour pour Paris. Amour qui sera montré d’une manière parodique par Alain Resnais dans On connaît la chanson (1997), en faisant chanter au général, par la voix de Joséphine Baker, « J’ai deux amours, mon pays et Paris » !

Communistes suspects

Le risque aurait été que le général von Choltitz, mécontent de l’image que l’on donnait de lui, attaquât en justice la production, ce que craignaient les services juridiques de la Paramount. Par conséquent, le gouverneur militaire du Gros Paris fut montré sous un jour favorable et humaniste. Pour résumer, c’était grâce à lui que Paris ne fut pas détruit, comme le Führer l’avait pourtant ordonné (d’où le titre sous forme de question). Cette thèse se révéla par la suite douteuse, les recherches historiques ultérieures montrèrent que von Choltitz était loyal envers Hitler, s’était révélé brutal sur le front de l’est et n’avait pu obéir aux ordres de Hitler par manque de moyens et de temps, vu le déclenchement de l’insurrection et l’avancée rapide des Alliés vers Paris. De plus, il avait conscience que, la défaite étant inévitable, la destruction de Paris lui serait éternellement reprochée et aurait des conséquences sur son avenir. Si Paris n’avait pas brûlé, c’était plus par pragmatisme que par humanisme.

Dans de courtes vidéos, l’historienne spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, de l’histoire du cinéma, et l’une des commissaires de l’exposition, Sylvie Lindeperg, explique certains silences historiques avec pour preuve à l’appui des extraits du film. Par exemple, en 1944 les communistes étaient suspectés de vouloir s’emparer du pouvoir s’ils en avaient la possibilité, et c’est pourquoi les Alliés refusèrent de parachuter des armes au-dessus de Paris, préférant intervenir directement avec la 2e DB.

Disparitions

Si des passages du scénario furent réécrits pour gommer la suspicion envers les communistes, le cinéaste qui était contre les petits arrangements avec la réalité transmit par la seule mise en scène un message subliminal. Ainsi, au cours d’une scène au musée Carnavalet, où les dirigeants du futur soulèvement (Jacques Chaban-Delmas, joué par Alain Delon ; le colonel Rol-Tanguy, par Bruno Cremer et le commandant Gallois, par Pierre Vaneck), discutent des modalités de l’insurrection tout en défilant devant des œuvres picturales, le cinéaste recadre le tableau de Gabe Nicolas Edward la Prise du Panthéon, le 24 juin 1848 pour suggérer aux spectateurs la crainte non formulée.

Certaines personnalités de l’époque ne figurent pas dans le film pour des raisons politiques du moment : Georges Bidault, qui fut président du Conseil national de la Résistance (CNR), n’était plus dans les années soixante en odeur de sainteté auprès des gaullistes depuis son soutien aux partisans de l’Algérie française et son exil au Brésil. De même, Maurice Kriegel-Valrimont, communiste qui avait reçu la reddition de von Choltitz avec le général Leclerc et Henri Rol-Tanguy, n’est pas représenté à l’écran, car en 1961 il fut exclu du Parti communiste pour avoir appuyé la déstalinisation du PCF.

Oublis, silences et absences

D’autres faits historiques sont absents des images pour des raisons diverses comme la libération des Juifs du camp de Drancy, les femmes tondues pour collaboration horizontale, le lynchage d’Allemands exercé par certains « bons Français », la signature de la reddition du gouverneur à la préfecture et le célèbre discours de De Gaulle à la gare Montparnasse (« Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! ») Dans cette dernière occurrence, l’origine est probablement due au fait qu’il eût fallu incarner l’homme du 18 juin, ce que refusait le cinéaste. Bref, parfois ces oublis furent conçus pour que l’épopée héroïque ne soit pas altérée par des images négatives, certains pour des raisons artistiques ou éthiques, d’autres en raison de pressions exercées par les mémoires concurrentes. Paris brûle-t-il ? se devait de convenir à toutes les tendances politiques, sans parler du public, et respecter l’imaginaire de la Résistance française.

Dans les semaines qui suivirent la sortie du film, le 26 octobre 1966, la presse critiqua vertement le film qui ne respectait pas la réalité historique. La « une » du numéro du 14 novembre 1966 du Nouveau Candide (pourtant d’obédience gaulliste), annonçait une interview par Jacques Laurent de Georges Bidault, le « chef de la Résistance en France » : « Ce ne fut pas ça ! » semble-t-il hurler. Jean-Louis Bory dans le Nouvel Observateur soupçonnait le parti gaulliste d’instrumentaliser le film à des fins électorales (les élections législatives allaient avoir lieu en mars 1967), tandis que Michel Duran du Canard enchaîné ironisait sur la conception toute relative de la vérité et la disparition étrange de Georges Bidault comme acteur de la Résistance…

Imprimer la légende

Le spectateur en visitant l’exposition peut s’étonner devant tant d’oublis, de silences signifiants, de multiples libertés prises avec la réalité, mais il faut admettre qu’un film est aussi un divertissement qui nécessite de l’imagination. Ce qui rappelle la célèbre phrase de L’Homme qui tua Liberty Valence (1962) de John Ford : « Quand la légende dépasse la réalité, imprimez la légende. » Les Français firent un accueil à la légende qui respectait l’image qu’ils se faisaient de la Libération de Paris. Paris brûle-t-il ? termina son exploitation en France en frôlant les cinq millions d’entrées, faisant ainsi du film le troisième succès de l’année derrière La Grande Vadrouille de Gérard Oury et Le Docteur Jivago de David Lean. À l’étranger, les affiches mirent l’accent sur Paris même, ville glamour par excellence, seule l’affiche allemande plaça en son centre l’acteur Gert Fröbe, très populaire dans son pays, jouant le général von Choltitz. Pour les Allemands, von Choltitz était bien le héros qui sauva la Ville Lumière.

Didier Saillier

(Été 2024)

* Le Jour le plus long est celui du 6 juin 1944, date à laquelle commençait le débarquement de Normandie.

Illustration : Affiche allemande du film Paris brûle-t-il ? avec Gert Fröbe au premier plan.

Un critique culturel et littéraire qui écrit sur les œuvres qui l'enthousiasment. « Rien de grand ne se fit jamais sans enthousiasme » Ralph Waldo Emerson (« Société et Solitude ») ; « La plus grande décadence dans ce monde est de perdre son enthousiasme. » H. W. Arnold

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