Depuis le déplacement de la Cinémathèque française au 51, rue de Bercy à Paris, en 2005, de nombreuses expositions sont organisées dans ses murs pour évoquer un thème (« Brune-Blonde », « Tournages Paris-Berlin-Hollywood », « L’image d’après : le cinéma dans l’imaginaire de la photographie ») ou pour honorer des cinéastes aux univers uniques. Ainsi on y a vu : Tim Burton, Stanley Kubrick, Jacques Tati, Sacha Guitry, Dennis Hopper, Pedro Almodóvar, Georges Méliès. Pour la seconde fois (après Metropolis de Fritz Lang,) la Cinémathèque française consacre (du 24 octobre 2012 au 27 janvier 2013) une exposition à un film : Les Enfants du paradis.
Marcel Carné, le technicien !
Alors que le film a été encensé sans interruption par la critique depuis sa sortie en mars 1945, son maître d’œuvre, Marcel Carné, n’a jamais capté l’aura de grand cinéaste. Pour comprendre ce paradoxe, il faut revenir à l’origine.
Au tout début des années 1950, les jeunes critiques des Cahiers du cinéma, qui vont devenir l’épine dorsale de la Nouvelle Vague, ont minoré le rôle qu’a joué Marcel Carné dans ses grands films que sont Drôle de drame, Quai des brumes, Le jour se lève, Les Visiteurs du soir et même Les Enfants du paradis. Tous ces films ont été scénarisés, adaptés ou dialogués par Jacques Prévert qui était considéré, par eux, comme le véritable auteur des films de Carné, ce dernier n’étant qu’un technicien doué mais sans génie. En effet, pour ces jeunes critiques, le véritable créateur se devait d’écrire ses scénarios, apporter des idées personnelles et ne pas se contenter d’imprimer sur pellicule les idées d’un scénariste. Cette conception a si bien essaimé qu’elle est devenue, en France, le maître étalon du vrai cinéma, du cinéma d’auteur, du cinéma artistique.
Lumière versus Méliès
Une autre raison, qui explique pourquoi Carné n’a pas eu toute l’admiration qu’il aurait méritée, provient de sa propension, comme tous les cinéastes de sa génération, a tourner en studio pour des raisons pratiques (éviter les aléas du réel), obtenir un contrôle optimal sur le résultat et faire accéder le cinéma dans le monde de l’artifice pour recréer le réel. Alors que dans les années 1950 et 1960, sous l’influence du néoréalisme italien, le tournage en décor naturel était un des aspects de la modernité cinématographique. Les fictions se devaient de montrer, à la manière d’un documentaire, la vérité de l’existence. Il ne convenait plus de cacher les aspects désagréables : la sueur, le sang, la saleté, mais rechercher le naturel et montrer le présent.
Ces deux manières d’appréhender le cinéma ont été opposées dès l’invention de cette technique par les partisans des frères Lumière (le côté documentaire) et ceux de Georges Méliès (le côté magique). Dans cette perspective-là, le film historique se retrouvait rejeté dans le cinéma inauthentique.
Un classique indéniable
Tout en étant un admirateur des films de la nouvelle vague, on peut apprécier les films de studio et penser que Marcel Carné est un grand cinéaste. Sans Prévert, il n’aurait pas réalisé tous ces films qui appartiennent au panthéon du cinéma, en revanche sans la rencontre avec Carné, Prévert n’aurait pas vu son univers porté à l’écran avec une telle réussite. Il suffit d’observer sa filmographie en tant que scénariste pour s’apercevoir que ses collaborations avec d’autres metteurs en scène n’ont pas abouti au même résultat.
Malgré toutes les réticences concernant Carné, Les Enfants du paradis, sont restés intouchables. Même François Truffaut, pourtant un des jeunes Turcs les plus violents contre la « qualité française », n’avouait-t-il pas des années après : « Je donnerai tous mes films pour avoir réalisé Les Enfants du paradis. » Le film est considéré, quelles que soient les chapelles cinéphiliques, comme le plus grand film français de l’histoire du cinéma. Tourné pendant l’Occupation, il sort au printemps 1945, connaît un succès public et critique, et est d’emblée considéré comme un classique.
Une pléiade de techniciens
L’idée du film provient de l’acteur Jean-Louis Barrault qui, souhaitant interpréter au cinéma le rôle du mime Baptiste Deburau, en fait part à Marcel Carné qui invite Jacques Prévert à écrire le scénario. Ayant trouvé un producteur, Carné réunit autour de lui les meilleurs techniciens de l’époque que sont Roger Hubert à la caméra, Alexandre Trauner et Léon Barsacq pour le décor, Joseph Kosma et Maurice Thiriet pour la musique, le peintre Mayo pour les costumes. L’exposition de la Cinémathèque montre que Les Enfants du paradis est avant tout un film collectif, où l’ensemble des participants ont mis le meilleur d’eux-mêmes, et minore l’idée que Prévert serait le vrai auteur du film.
Recherches historiques
On apprend que Carné s’est documenté auprès du Musée Carnavalet pour recréer l’époque (les années 1830) et les lieux (le boulevard du Temple) où se déroule l’action, tandis que Prévert s’est rendu à la Bibliothèque nationale pour approfondir ses connaissances du criminel Lacenaire. Ainsi on peut voir des gravures d’époque représentant le boulevard du Crime (appelé ainsi en raison des drames qui y étaient interprétés) et ses théâtres qui y s’alignaient.
A l’entrée de l’exposition est présentée, grandeur nature, la façade du théâtre des Funambules où jouent le mime Baptiste Deburau (Jean-Louis Barrault), l’acteur Frédéric Lemaître (Pierre Brasseur) et que fréquente Garance, la muse des hommes (Arletty). Dans les vitrines, on y voit : la première version du « scénario » de Prévert (une feuille sur laquelle des dessins caractérisent les personnages), la caméra, des costumes, des gouaches de Mayo, mises en parallèle avec des photos du film, des dessins de Trauner pour les décors, des affiches, des correspondances, des actualités de l’époque, et des scènes du film qui nous prouvent qu’il n’a rien perdu de sa force magnétique. Chacune d’entre elles a son unité et s’insère idéalement dans l’ensemble. Les scènes de foule sont particulièrement réussies et font penser au carnaval de Venise et à la commedia dell’arte.
Les acteurs à leur sommet
Les acteurs prennent une large part dans la réussite esthétique de ce film. Chacun d’entre eux a trouvé le rôle de sa vie. Arletty est restée à jamais Garance, femme à la fois aristocratique et populaire, gouailleuse : « On m’appelle Garance ». Jean-Louis Barrault, réputé acteur médiocre, est d’une grande justesse en Pierrot lunaire. Pierre Brasseur avec sa faconde joue admirablement le rôle de Frédéric Lemaître, un homme hableur. Les seconds rôles sont aussi parfaits : Maria Casarès la femme amoureuse de Baptiste ; Marcel Herrand en Pierre-François Lacenaire, l’assassin-dandy ; Louis Salou en comte Édouard de Montray, jaloux de la liberté de Garance.
Cette exposition riche en documents et objets manque toutefois d’une analyse de la réception au moment de sa sortie et au-delà. On eût souhaité lire des critiques de l’époque. Néanmoins ces griefs ne gâchent pas le plaisir qu’on a à connaître les coulisses du tournage.
En quittant la Cinémathèque, le spectateur n’a qu’une envie : retourner voir au plus vite Les Enfants du paradis.
Didier Saillier
(Décembre 2012)
Photo : Pierre Brasseur et Arletty dans Les Enfants du paradis de Marcel Carné.