La marge du temps, un blog culturel et littéraire

Compte rendu de Roger-Yves Roche, in « La Revue des revues », n° 72, octobre 2024

Didier Saillier,

Michel Leiris dans les revues artistiques et littéraires

(1924-1988)

Paris, L’Harmattan, avril 2024, 308 pages, 31 €

 

Il y eut les hommes d’une revue, qui la firent naître, vivre, et la virent parfois mourir. Il y eut encore les hommes de revues, qui choisirent le court de l’écriture plutôt que la grande étendue du livre, s’en remettant plus que de raison aux fragments ou à la notule, heureux de n’être qu’une partie d’eux-mêmes. Il y eut aussi ceux qui passèrent d’un titre à l’autre, sans trop vraiment se fixer, amoureux éternels de l’occasion qui se présente, ni trop voyants, ni parfois trop regardants. Il y en eut tant d’autres, des petits écrivains en devenir, des grands en sursis, des gradés rêveurs, des sans-grades révolutionneurs, qui firent leurs premières armes dans des fascicules de peu, des opuscules de luxe, ou les deux.

Et puis il y eut Michel Leiris, poète, ethnographe, essayiste et autobiographe (1901-1990), jamais tout à fait dans le dedans d’une revue, la vie de tous les numéros, jamais complètement en dehors non plus, ni homme lige d’une ligne éditoriale, ni indifférent à cette même ligne. Oblique dans ses choix, ses manières d’accompagner, de soutenir ou subvenir, prodigue de temps et pourtant… Qui donne ici un coup de patte, comme on donne un coup de main, rentre ses griffes pour parapher un article, quand d’autres y vont de leur indélébile signature : « Si Leiris n’a pas associé son nom à une revue, c’est qu’il en a trop souvent changé… Il a été surréaliste, “bataillien”, existentialiste, mais sans jamais demeurer longtemps au sein de ces mouvements, comme si l’agrégation durable à un groupe, à un homme et à une idéologie l’aurait empêché de devenir ce qu’il était : une personnalité libre dont la préoccupation majeure était la connaissance de soi, qui passait non par le travail collectif, mais par la retraite solitaire et patiente. »

Voilà en substance et de manière fort documentée, ce que montre et démontre le livre de Didier Saillier, Michel Leiris dans les revues artistiques et littéraires (1924-1988), qui brosse le portrait d’un écrivain tel qu’en lui-même l’entièreté d’une œuvre le change, c’est-à-dire le fixe dans toute l’étendue de sa posture, tant morale qu’existentielle. Ainsi Leiris commente-t-il le non-renouvellement de son adhésion au Parti communiste en 1926 : « j’étais fâcheusement dépourvu de l’esprit d’à-propos et des autres vertus tant intellectuelles que morales sans lesquelles on sera peut-être un partisan dévoué, mais jamais un véritable militant. »

On peut énoncer les choses autrement : Leiris, au fond, est à la revue comme à la ville, s’écrit dans ses articles (30 dans plus de 150 périodiques, excusez du peu !) comme il se parcourt dans ses livres, se rencontre frêlement et s’évite soigneusement, surveille ses arrières mais sans plus, ne se met pas en avant mais sans moins, garde une certaine réserve, que d’aucuns nommeraient discrétion, voire…, quand bien même il lui arrive de prendre position, bref réagit et rougit dans le même temps : « C’est donc ballotté par une hésitation (s’occuper du monde tout en désirant ne s’occuper que de lui-même) qu’il aura oscillé toute sa vie, entre le collectif et l’individuel. Oscillation qui m’aura notamment empêché d’être un « homme de revue(s) », mais qui lui aura en revanche permis d’être un autobiographe inquiet, analysant sans cesse ses pensées, ses actes et ses atermoiements. »

Les revues que Leiris a fréquentées (on préfèrera l’usage de ce mot à celui de collaborer…) sont aussi nombreuses que diverses. Dans l’ordre d’apparition : La Révolution surréaliste, Documents, Les Cahiers du Sud, Minotaure, La Critique sociale, La Nouvelle Revue française et tant d’autres encore.

Et les contributions de Leiris sont aussi diverses que nombreuses : comptes rendus de littérature, essais d’ethnologie, qui préfigurent L’Afrique fantôme, tentation de poésie, tentative d’autobiographie ; là encore, on retrouve l’homme que fut Leiris, ou qu’il fuit, ou qu’il rencontre dans sa fuite, comme ce commentaire qu’il fait de La nuit remue de Michaux et qui lui va comme un gant : « Le poème terminé, on a seulement l’impression d’un homme, somme toute, content d’être sorti quasi indemne, d’un terrible accident. Et c’est en cela, à son sens, qu’Henri Michaux est peut-être le plus poète : cette espèce d’étonnement avec lequel il dénombre son monde, comme quelqu’un qui n’en revient pas de pouvoir, un jour encore, compter ses abatis. »

Inséparables d’une époque, les revues sont un excellent thermomètre de ce qui se passe, se présage, se noue, s’ourdit, se trame… Le livre de Saillier retrace aussi bien l’histoire de ces revues, que ces mêmes revues dans l’Histoire, leur façon de s’imprégner du temps qu’il fait et d’imprimer leur image de marque. Ainsi de La Critique sociale, qui voit le marxisme moins « comme une religion que comme une science vivante ». Ou bien des Temps modernes qui, quoique « tribune de l’existentialisme », a d’abord pour « mission » « d’analyser et prendre position sur les événements de l’actualité foisonnante de l’après-guerre ». Les Temps modernes, qui seront par ailleurs une occasion pour Leiris de frayer intellectuellement avec Sartre, et de publier nombre de pages extraits de La Règle du jeu (Biffures et Fourbis).

À la fois terrain et terreau de rencontres, les revues furent pour Leiris, comme pour tant d’autres, cet espace privilégié de dialogues et d’échanges dans lequel se forgèrent d’indéfectibles amitiés intellectuelles. Celle avec Georges Bataille, qui dura au-delà du temps que dura Documents (quinze numéros), fut parmi les plus intenses pour Leiris, qui trouva, là et avec lui, une occasion de se débarrasser de sa peau surréaliste, osant « mettre les pieds dans le plat », se coltiner enfin le réel, en « dénonçant l’ethnocentrisme en bouleversant l’ordre des conventions ».

« Ce que j’écris au présent n’étant que trop souvent du passé largement dépassé, je me vois (non sans malaise) divisé entre deux durées : temps de la vie et temps du livre, que je n’arrive presque jamais – serait-ce approximativement – à faire coïncider. » Tiraillé entre l’art et la vie, la nécessité de prendre position et celle de se tenir en retrait, l’esprit tout entier dévoué à son œuvre, Leiris reste cependant avant tout fidèle à Leiris : « Beaucoup plus qu’à une “littérature engagée” je crois à une littérature qui m’engage : impossibilité dans laquelle je me trouve, par exemple, de prendre pour tout ce qui de près ou de loin touche à la question coloniale une position autre qu’anticolonialiste, afin de ne pas démentir l’image de moi qui se dégage de L’Afrique fantôme. » Cette position d’équilibre, nullement incompatible avec une morale de l’exigence, le conduira par exemple à refuser de publier des textes dans La NRF pro allemande de Pierre Drieu La Rochelle, puis dans celle de l’après-guerre, en raison de la présence dans ses colonnes d’écrivains mis à l’index par le CNE (Comité National des écrivains).

Lire Michel dans les revues…, c’est aussi l’heureuse occasion de découvrir ou redécouvrir un certain nombre de titres oubliés, comme cette Bête noire dans laquelle le poète serre et sert magnifiquement quelques-unes de ses gloses : « Ma bête noire à moi n’est ni blanche, ni bleue, ni verte, ni rouge, elle m’en fait voir de toutes les couleurs et me donne des idées noires, ma bête noire n’est pas alezane, mais simplement de couleur grise : c’est l’ennui. Ennui de faire cette chronique sur la poésie que je dois faire pour La Bête noire. » Ourobourossement vôtre…

Finalement, quelque attrayantes qu’aient été toutes les revues fréquentées par Leiris, littéraires, artistiques, politiques, elles n’ont pas pour autant joué le rôle de refuge qu’on aurait pu attendre d’elles : ressources elles furent, mais pas sources… Sans doute une moitié de l’homme, réservée, y est-elle pour quelque chose, l’autre moitié occupée par un voyage dans les profondeurs de lui-même qui fut bien plus qu’une aspiration : une nécessité de tous les instants.

La création et le soutien de Gradhiva, une revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie que Leiris contribua largement à mettre sur pied vers la fin de sa vie, ne contredit en rien cette nécessité, elle reste simplement et humainement, serait-on tenté d’ajouter, comme une signature, ou plutôt un filigrane de l’homme : fidèle à son passé, sinon sa passion première (l’ethno-logie), ouvert sur l’avenir d’une discipline, le voilà qui conjugue une dernière fois le souci de l’observation et celui de l’interprétation, le dur désir de dire Je et celui de penser l’autre.

Roger-Yves Roche